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Citation de Partemps


CROQUIS DE BELGIQUE

I
« Bouillon en entonnoir ; » la Semoy, noire sur son lit de cailloux bavards, ses truites qualifiables vraiment de surnaturelles et son « château », son burg plutôt, taillé en plein granit parmi des bois sans fin, croirait-on ; ses rampes rapides où dégringolaient, versant parfois, les malles-poste venant de Sedan, prises chez Opsore sur la place Turenne où il y avait un marchand de tabac ayant, pour enseigne, un tableau, représentant un priseur, Louis XV, avec ces vers du Festin de pierre de Thomas Corneille :


Quoiqu’en dise Aristotc et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n’est rien qui l’égale ;


son collège en contre-bas, (ce passé le pont unique), un peu sur mie colline, sa caserne aux soldats jaunes et verts, actuellement, je pense, école de sous-offîciers, enfin l’Hôtel de la Poste, tenu à cette époque de mon enfance jusqu’après la guerre de 1870 par le père Cheydron, qui eut le destin de recevoir dans sa salle à manger et dans ses chambres l’empereur Napoléon III conduit prisonnier en Allemagne et son état-major des deux nations…

« — L’Empereur, me confiait le brave aubergiste, lors d’un voyage que je fis en Belgique, fin 70, était pâle comme un mort. Tout le temps du dîner, il ne dit pas un mot. Il tint la tête de la table, découpa et servit en maître de maison et avec un parfait sang-froid ; le tout en silence ; puis il monta directement se coucher. »

Dès les premières fois que j’allais en Belgique et j’y allais tous les ans à l’époque des vacances, avec mes parents, voir une tante paternelle, ce qui me frappait, c’était, d’abord, le très beau paysage, en haut du village de La Chapelle-Frontière, consistant surtout en d’admirables prairies naturelles dans de littéraux bois de chênes et de hêtres, aussi des étangs d’eau clapotant, sombres d’être clairs, mais si profonds… Puis la Douane belge, très exigeante en ce temps-là, m’apparaissait sous la forme un peu terrible (« Avez-vous quelque chose de neuf à déclarer ? C’est de Paris que ça vient ? Ça a-t-il été porté sérieusement ? ») qu’elle ne fait plus que d’affecter de nos jours. Elle me semblait aussi très bien vêtue, cuivres dorés et drap foncé, en comparaison de l’éternel vert et bleu de nos « gabelous ».

Et c’était Bouillon, d’un vert de toutes nuances, en entonnoir avec un horizon comme céleste de sapins, de chênes, de hêtres, de frênes et de tous arbres de ces contrées ; sur les pentes proches de la toute petite ville, une galopade de jardins paradoxalement poussés là et cultivés, fort bien, ma foi, et fort coquettement, comment !

Je me rappelle, comme si j’y étais, sous le château féodal ou plutôt barbare, — tout poternes, murs de trois mètres d’épaisseur, oubliettes redevenues des gouffres sans but, et les ruines de l’espèce de prison pour dettes où se rhumatisaient les officiers frappés d’opposition de Sa Majesté le roi des Pays-Bas, avant la révolution belge de 1830, — la jolie église neuve et son fin clocher d’ardoises où j’entendis une fois un si divin mois de Marie…


« Reine des Cieux,
Vous nous rendez tous heureux ».


Bien vieux et bien doux cantique, où des amateurs d’origines ont voulu voir l’œuf de la ' Marseillaise… Un œuf de colombe d’où sort un aigle.

Le curé, depuis, je crois, grand vicaire de Namur, avait un bien beau verger où d’innombrables fruits, poires, pommes, noix, raisins et, en été, fraises, cerises, prunes, abricots (au vent, je vous en réponds) étaient très bons… et très courus.

Mais les truites de la Semoy !

Les truites ! que la révérence m’empêchera, cette fois, de qualifier de divines, mais qu’un respect attendri non moins que rétrospectif et qu’une reconnaissance un peu profane, peut-être, dans le cas, ne m’empêchera, mordieu pas ! de magnifier de cléricales, les truites de la Semoy, dignifiables même de saumonées, consommées en toute dilection, en compagnie des bons collègues de ce bon curé, oies truites de la Semoy !…

Je m’en souviens d’autant plus et, pour en revenir au sérieux dû, d’autant mieux que quelque chose de cordial se mêle à ces fumets gastronomiques. Quelque chose de cordial, d’intellectuel aussi, et de mieux peut-être encore…

Le frère décédé du curé en question, curé lui-même à Paliseul, m’avait pris en affection et, pendant les vacances, me donnait des répétitions de latin, puis de grec. Il était fort ami de ma famille et, lors de nos passages annuels à Bouillon, nous manquions rarement de nous arrêter au presbytère. À cette occasion, le vénérable prêtre invitait quelques-uns de ses confrères, tous bons convives et saintes gens toutes simples… Parfois il nous menait, dans son modeste char à bancs, à quelques kilomètres de là, au « château de Carlsbourg, » qui avait appartenu à ma tante de Paliseul et que celle-ci, dès veuve, avait vendu, comme infiniment trop grand pour elle et son train forcément restreint, à la Congrégation des Ecoles chrétiennes, dits Frères Ignoratins, braves gens, modestes et infatigables instituteurs des pauvres et qui remplissent à présent plus que jamais le monde entier de leurs bienfaits. Ce château, actuellement utilisé comme collège, est un très important bâtiment, le classique château à deux tourelles, symétriquement disposées, en poivrière, aux deux extrémités de la principale construction. D’immenses jardins dont une partie, convertie en cours des récréations, entoure cette seigneuriale demeure dont j’eusse pu, si l’avaient voulu les destinées, me voir le châtelain… Au château de « Calcebourg », comme on prononce dans le pays, nous attendait une hospitalité, sinon princière, du moins large et de tout cœur. La gaieté, une gaieté sans fiel, quelque malice, ô l’innocente malice, toute spirituelle et naïve tant ! assaisonnaient agréablement les mets plaisants et les vins gais…

Le Frère Supérieur était une figure remarquable entre toutes ces têtes intelligentes et fines dans leur réelle bonhomie d’ecclésiastiques, jeunes pour la plupart, ou d’une encore verte maturité. Lui, pouvait avoir la trentaine ; il était bel homme et sa large face, toujours rasée de frais, souriait d’aise et de bonne conscience. Il avait fait faire, pour approprier le château à son actuelle destination scolaire, de grands travaux intérieurs. L’aspect majestueux du dehors avait été scrupuleusement respecté par cet homme de goût, au fond ; et il trouvait, pour s’excuser de ce qui néanmoins lui apparaissait un peu comme un crime de lèse-architecture, cette excuse non maladroite : « J’ai dû faire mon petit Haussmann. » D’ailleurs, très lettré, cet « ignorantin », néanmoins trop attaché à notre grande littérature classique, au point, par exemple, de préférer Buffon à Chateaubriand.

Moi qui commençais — je pouvais alors être âgé de 15 à 17 ans — à préférer Hugo à Chateaubriand, et, en secret, à ne pas préférer, mais, dans un coin de mon cerveau, subordonner, pour certains cas, le premier à Baudelaire, je pestais un peu contre le cher Frère, et ne l’approuvai que d’une inclinaison, perlée mais mal sincère, de la tête, quand il me recommandait, en fait de bon et sérieux latin, les Commentaires de César, en place de Virgile. (Or, méchant gamin, je traduisais Catulle et Juvénal, voire Pétrone, en cachette, plus volontiers).

N’importe, ce Frère Supérieur m’a laissé un bon et sain souvenir, de sérénité, de ferme bienveillance, de merveilleuse activité toute au bien sinon toute au beau et sa haute taille, son port allègre, ses yeux de bonté et son franc sourire me restent, dans mes pensers fatigués et blasés de ce maussade et fade aujourd’hui, comme un rafraîchissant et encourageant exemple de vertu brave et simple et de cette foi pratique qui faisait sa force et son calme…

Il est bon, n’est-ce pas ? d’avoir de tels héros d’humanité, toute ronde et comme naïve, dans notre pauvre tête harassée de paradoxes, aux jours de providentielles réminiscences…

Bouillon est horriblement pavé dans ses endroits pavés. On dirait, ma parole, des galets, bien qu’on soit ici à je ne sais combien de lieues de la mer. Petites maisons en pierres d’ardoise inégales, couvertes d’ardoises aussi, rues où conduire une voiture, au plus, avec prudence, où une rencontre de voitures est tout de suite un encombrement, à moins, pour l’un des véhicules, de monter sur le trottoir, très bas, il est vrai. Rien de remarquable, en outre, que l’extrême politesse des gens et le commencement de l’accent, non encore du patois, wallon, lui-même mâtiné du langage ardennais français, joli dès Charleville après s’être ressenti du traînement presque parisien de la Marne, ensuite de Reims. Cet accent wallon, je le dis wallon, faute de mieux, cet accent encore tout ardennais-français, sautillant, bref et un peu court, où de l’esprit a ses aises et qui ne fatigue pas l’oreille le moins du monde, où les voyelles s’escamotent volontiers et où certaines consonnes, les T, les D, se prononcent sur les dents, à l’anglaise…

L’endroit où demeurait ma tante est, à trois lieues de Bouillon, un tout petit chef-lieu de canton, Paliseul, dont le nom appartient également à la guerre de 1870, par l’hospitalité toute « compatriotique » qu’y reçurent les malheureux vaincus des 1, 2 et 3 septembre.

Un joli site haut perché, plein de jardins qui corrigent l’âpreté un peu des toits trop uniformément en ardoises… Bon Dieu ! que j’y ai joué, dans le clos de matante, et couru, et gambadé, et lutté, principalement avec un gamin de mon âge, un futur séminariste, aujourd’hui curé dans les environs, un fin lettré, un digne homme, que je regrette bien que la vie, bête et dure, ne me permette de revoir peut-être jamais.
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