Inutile d'être sur la ligne de front pour être admirable de courage. En région parisienne aussi, comme partout dans la France occupée, il en fallait une bonne dose, ne fût-ce que pour faire face aux pénuries, à l'omniprésence d'un occupant de plus en plus nerveux, à la lassitude... Mais de ce courage du quotidien, il est rarement question, parce qu'il n'a rien de spectaculaire nulle action d'éclat, nul fait d'armes héroïques, (...)
Mais, cet aspect mis à part, il m'est souvent arrivé de me demander si nous avons été à la hauteur, de leur amour, de leur foi en l'avenir, de leur sacrifice, de leurs concessions, de l'héritage qu'ils nous ont légué, cet héritage impalpable et essentiel qui conditionne notre façon de voir le monde, nos comportements, nos décisions et nos actes.
Tous ces convives à table avec nous qui nous observaient manger dans leur vaisselle, sous l'éclairage dispensé par leurs lustres, leurs lampes et leurs appliques. Et ces pendules et ces cartels que mon père remontait pour mesurer un temps que nous ignorions à deux vitesses, celle des vivants et celle, beaucoup plus lente, des disparus.
Le foyer de l'avenue Malesherbes comptait cing cing cartes et l'on retrouve bien là le génie français de l'administration Ji(enfant de 3 à 6 ans) pour Marc, J2 (enfant de 6 à 13 ans) pour Luc, J3 (adolescent de 13 à 21 ans) pour Christiane, A (consommateur de 21 à 70 ans, ne se livrant pas à des travaux de force ou agricoles) pour Mireille et V (consommateur de plus de 70 ans) pour Eliane, chacune de ces cartes donnant droit à un certain nombre de tickets par produit qu'il fallait payer en monnaie sonnante et trébuchante. Le rationnement visait une répartition équitable des produits, indépendamment des moyens financiers, allègrement contournée par le marché noir et le système D.
En 1965, plus de vingt ans après les faits, Germaine a reçu une indemnisation de 500 francs de la part du gouvernement allemand pour la mort de son mari... Se demandant quel usage faire de cet absurde pécule, elle l'a finalement partagé entre ses cinq petits-enfants. Mon premier argent de poche... en compensation du préjudice de la mort d'Alphonse à Buchenwald... dont, sur le coup, je n'ai pas pris l'entière mesure de la valeur symbolique. J'ai évidemment oublié comment j' 'ai dépensé cet argent, il a filé en broutilles. Mais avec le recul, je réalise quelle lumineuse idée ma grand-mère avait eue. Quelle merveilleuse réponse à cette insulte ! Sans doute une des façons les plus vivantes, les plus joyeuses même, de célébrer le souvenir de son mari, celle qu'il aurait préférée entre toutes, lui dont la famille n'a évidemment pas récupéré la dépouille.
Ces révélations brutales étaient préférables à la nuit noire de l'ignorance : la vérité permet de tourner la page, alors que l' ignorance et le doute sont une prison aux murs infranchissables.
Soudain, dans ce banal cabinet médical, toute l'histoire s'éclairait. La clef tournait enfin dans la serrure, cette serrure que j'avais depuis longtemps renoncé à forcer.
Lourde responsabilite pour le jeune couple, comme pour tous les autres mariés de cette période, que d'incarner les aspirations au bonheur de toute une nation. On ne leur en demandait pas tant, même si, tandis que le pays pansait ses plaies encore à vif, la moindre réjouissance cristallisait les espoirsd'un monde apaise.
A cet égard, il me semble qu'un progrès a été fait, que notre génération a été libérée d'un poids, ce poids des secrets qui ravine les familles et influence les comportements sans qu'on en ait même conscience.
Une question m'occupait l'esprit depuis des années (...) celle de la responsabilité vis-à-vis des aînés. Qu'avons-nous fait de leurs sacrifices, qu'avons-nous fait de leur héritage ?