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Citation de Partemps


L’innocence trop appuyée conduit à la faute ? Peut-être mais tout dépend des situations. La musique est relativiste, la vérité d’un moment n’est pas celle d’un autre, il faut être théolo­gien moraliste ou militant politique pour pen­ser autrement, et Mozart ne se lasse pas de le faire sentir. Ce qui ne conduit à aucun relâche­ment ni à aucun scepticisme : c’est chaque fois vrai, comme la sensation :

Comme un roc demeure immobile
contre les vents et la tempête
ainsi pour toujours cette âme est forte
dans sa fidélité et son amour.

Ce roc résistera juste ce qu’il faut pour se trans­former en plume. De cette façon, le roc est réellement un roc, et la plume une plume. C’est la même femme, pourtant.
L’amour, la mort : Mozart se moque déjà de tout le romantisme à venir, lequel associera systématiquement l’un à l’autre. On parle beau­coup de fidélité jusqu’à la mort, dans Cosi, on y fait même semblant de mourir.
Mais Despina : « Qu’est-ce que l’amour ? Plai­sir, agrément, fantaisie, joie, amusement, passe­ temps, gaieté. Ce n’est plus l’amour s’il devient désagréable et si, au lieu de faire plaisir, il nuit et tourmente. »
Élémentaire, cher musicien.

Voici pourtant encore des soupirs, des plain­tes, et enfin la grande scène simulée de l’empoisonnement à l’arsenic (très étrange si on pense au destin de Mozart). Les faux Albanais pseudo­ amoureux vont-ils mourir ? Agonisants, ils sont déjà plus présentables pour les deux blocs de vertu que sont les sœurs. Ils ne sont pas si vilains après tout.
La pitié devient un trouble sexuel non dit (le début de la Flûte est encore plus explicite : les trois Dames s’extasient sur la beauté de Tamino pendant qu’il est évanoui). Pulsion nécrophile : achever ou soigner. C’est ce que Despina, tout en se vantant d’avoir déjà mené mille hommes — pas mille et trois — « par le bout du nez », appelle « laisser faire le diable ».

Feindre la tragédie est une comédie curative. « Ce tragique spectacle me glace le cœur », chantent ensemble Fiodiligi et Dorabella (enten­dez, au contraire, que leur désir commence à s’échauffer). Don Alfonso enfonce le clou : « Ô amour singulier ! » Vous entendez à la fois « destin funeste » et « comédie ». Les filles. « Pauvres garçons, leur mort me ferait pleurer » (entendez : la perspective de leur mort m’excite). Pauvres petites bêtes, on a presque envie de les caresser. Ici, Mozart règle un compte obscur avec Mes­mer (qu’il a connu à Paris) et le magnétisme de son temps. Franc-maçonnerie, oui, mais dans le sens des Lumières.

En effet, Despina, déguisée en médecin et par­lant du nez (elle parlera de la même voix caricaturale lorsqu’elle sera déguisée en notaire), fait semblant de ressusciter Ferrando et Guglielmo, tout en demandant aux deux sœurs de l’aider, c’est-à-dire de leur redresser la tête, donc de les toucher. Les deux amants comédiens font semblant d’arriver dans l’autre monde et d’y rencontrer Pallas et Vénus. Don Alfonso est de nouveau mort de rire, les deux filles éclatent en­core de fureur (furor ! — vraie ? fausse ? Difficile de suivre Mozart à chaque glissement de son écla­tante subtilité : vous êtes débordés, vos tympans éclatent, la vérité vraie de la musique emporte tout dans son tourbillon.
À Despina, maintenant, d’exposer sa doctrine aux deux sœurs coincées :

Une fille de quinze ans
doit savoir tout ce qui se fait
où le diable a la queue [je souligne à peine]
ce qui est bien, ce qui est mal.

L’école des amants est celle du diable (Des­pina, l’air de rien, l’évoque à plusieurs reprises). La« doctrine » ? Voici : une femme doit repérer les plus petits indices, feindre les rires et les pleurs, inventer de bonnes excuses, donner des espoirs à tous, savoir dissimuler sans s’em­brouiller ni rougir, savoir mentir de tous les côtés à la fois sans se tromper (ce qui demande une excellente mémoire), bref se travailler, comme dit la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dange­reuses, pour devenir une reine (de la nuit ) qui, du haut de son trône, se fait obéir.
« Vive Despina qui sait servir ! » conclut Des­pina. Mais qui sert-elle ?
Livret apparemment frivole qui aurait pu don­ner un opéra plat (Da Ponte en a fait d’autres). Mais Mozart ne « met pas en musique ». Il s’em­pare de tout, modifie tout, approfondit tout, d’où un résultat complexe et profond, d’une pénétra­tion psychologique éblouissante, sans précédent et sans suite.
La « doctrine » de Despina, les deux sœurs ne demandaient qu’à l’entendre, Dorabella surtout. Est-il vraiment nécessaire de mourir de mélan­colie ? Non, amusons-nous un peu. « Je prends le petit brun », dit-elle. « Et moi le petit blond », dit Fiordiligi. Au passage, il faut encore souligner qu’elles n’ont donc pas reconnu la voix de leurs amants puisqu’elles choisissent chacune celui de l’autre. À moins qu’elles sachent très bien de quoi il s’agit ? Mozart insiste quand même sur cette prise optique (« le petit brun », « le petit blond »), tout en soulignant dès le début que l’apparence des deux déguisés est ridicule (« moustaches », etc.). Seulement optique ? Non, ces deux épouvantails pleins d’amour sont très riches, et ceci entraîne cela.
Nouveau duo narcissique des deux sœurs : elles s’enroulent l’une dans l’autre à l’idée d’en­tendre les mots « amour », « mort », « trésor »,« plaisir » (diletto). Elles ont bien le droit de se divertir.

Puissance d’Éros, puissance de la musique. Une barque de musiciens s’approche comme par hasard, au milieu des bassons, des cors et des clarinettes. C’est le moment de chanter une séré­nade de souffles favorables : « Secondez nos désirs, brises amies ». . . « I miei desiri »... La magie doit toucher les vents, mais aussi les cages tho­raciques, le cœur, les poumons, les poitrines, les gorges, la respiration. Dorabella va céder, mais résiste encore un peu, histoire de faire monter l’émotion, c’est-à-dire la charge érotique (Cosi est un chef-d’œuvre de pornographie suggérée, ce qui lui permet de traverser légèrement toutes les surenchères organiques se croyant subversives sur ce sujet, comme, d’ailleurs, toutes les censu­res). « N’essayez pas de séduire un cœur fidèle. » Mais si, mais si, continuez. Guglielmo, l’amant de sa sœur, lui offre précisément un cœur pen­dentif qui va remplacer le portrait de Ferrando porté par Dorabella en sautoir. Une telle trahi­son est en même temps une transfusion, une greffe, et, comme nous sommes à Naples (sou­venir enchanteur pour Mozart), la belle Dora­bella ne pourra pas faire autrement que de dire qu’elle a désormais un Vésuve dans la poitrine. Cette fille était un volcan, et elle ne le savait pas.

Nous sommes au XVIIIe siècle et à l’opéra. Ce qui a lieu sur scène évoque clairement l’obscène. Dorabella ne dit pas (comme la Juliette de Sade) : « mon con se mouille en le trahissant », Guglielmo, de son côté, ne dit pas « je bande », mais c’est tout comme et, avec la musique, mieux. Voilà, le sacrilège s’opère, la profanation de l’amour sacré est consacrée, nos deux nouveaux amants rapprochés par l’aimantation physique sont en plein transfert :

C’est mon petit cœur
qui n’est plus avec moi
qui est venu se loger chez toi
et qui bat ainsi.

« Ei batte cosi »... Les paroles peuvent paraître niaises (il est bien qu’elles le soient), mais la musique fait battre les cœurs de désir à l’unisson (cet unisson intéresse beaucoup Mozart), elle enva­hit les veines, elle contrôle le sang, donc tous les organes, mâles et femelles. Mozart prend le pouls réel des corps. Cosi.
Ce qu’on reproche le plus au XVIIIe siècle, qui n’est pas un lieu ou une époque du temps mais une dimension de l’espace-temps, c’est précisé­ment ce Cosi.
Comme rien n’est simple (heureusement), Fiordiligi, maintenant, a des états d’âme. La trahi­son possible (tradimento) lui fait honte et horreur.
L’air est splendide, les sentiments sincères, la forêt mouvante du cor, des clarinettes et des bassons nous l’assure. Mozart voit le mot furor, et c’est une couleur, comme vergogna et horror. Il les traite, mais il traite aussi leurs contraires. Cette femme désire trahir, et elle fait monter son désir par la sensation de sa faute. Le plaisir sera d’autant plus fort que la honte et l’horreur auront été plus violentes. Ce n’est plus le Vésuve, c’est l’Etna.
Ferrando, trahi et ridiculisé par Dorabella, l’aime encore (éclairage inattendu sur le maso­chisme masculin). Dorabella, elle, pense qu’elle a été séduite par un petit démon, un « petit ser­pent », un « petit voleur » (portrait classique d’Éros en enfant). Fiordiligi veut s’habiller en homme, et aller rejoindre son amant officiel sur le champ de bataille. « Alors, tue-moi », lui dit Ferrando. « Ton cœur ou la mort. » Fiordiligi faiblit. Elle demande conseil aux dieux, et on se doute de leur réponse. Ferrando : « En moi seul, tu peux trouver un époux, un amant, et plus si tu veux » (curieux comme cette formule copie celle de Mozart dans ses lettres à Cons­tance). Fiordiligi : « Tu as gagné ! » Et hop, em­brassons-nous, diletto, sospirar, duo. Guglielmo, trahi : « Fleur de lis ? Non, fleur du diable ! »
Vous êtes perdus ? Il le faut.
Il le faut pour comprendre à fond l’air philo­sophique de Don Alfonso : « Tout le monde accuse les femmes, et moi je les excuse. » En effet, si elles sont toutes potentiellement coupa­bles, aucune ne l’est. Ainsi font-elles toutes ? Excusons-les toutes. Si vous êtes plaignant, pre­nez-vous-en à vous-même, et voilà.

L’amour physique, et tout ce qu’on met autour (fidélité, jalousie, etc.), serait donc sans importance ?
C’est ce que Mozart dit et se dit.
On va quand même aller jusqu’au bout, car il y a encore une autre morale.
Le mariage des deux sœurs avec leurs faux Albanais est préparé. Despina fait le notaire (souvenir désagréable pour Mozart). La fête s’an­nonce, couronnement parodique et subversif de la comédie (quelle comédie est plus comique qu’un mariage ?). Le chœur chante le bonheur des époux et souhaite aux poules de pondre beaucoup d’enfants.
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