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Citation de Partemps


Tout est calme ce matin dans la campagne romaine, d’un calme qui fait penser au vide au-delà duquel se trouvent les dieux. Le moment est venu pour moi d’apprécier l’ensemble de mon entreprise. J’écris ici un examen rapide, mais je brûlerai sans doute ce document. Rien ne doit rester que le poème. Il est là, sous mes yeux. J’en suis encore, après huit jours, à me répéter les dernières et les premières syllabes. Les dernières : « Multo cum sanguine saepe rixantes potius quam corpora desererentur. » Les premières : « Æneadum genetrix, hominum diuomque uoluptas »... Je pense que c’est assez clair. La volupté, la mort, l’arrivée des corps et leur fin, le plaisir qui rapproche, la peste qui désagrège, j’ai tracé le cercle, je l’ai parcouru.

Ils ne sauront rien de ma vie, j’ai pris les précautions élémentaires. Ils diront probablement que j’étais fou ; que je me suis tué. Toujours la même méthode. Quand on échappe à leur surveillance, à leur malveillance inlassable, ils recourent à la grande exclusion : un monstre, voilà ce qu’ils seront obligés de répandre sur mon compte. Ils auraient préféré le silence complet, la disparition intégrale, mais le poème est là, il circulera, ils savent déjà qu’ils ne pourront pas mettre la main sur toutes les copies, notre groupe est encore assez puissant pour les cacher et les diffuser, il faudra donc qu’ils m’inventent, qu’ils me réfutent. J’imagine ici leur travail de déformation dans les années qui viennent et au cours des âges. Que m’importe ? Désormais, je ne suis plus dans le même battement du temps.

Un écrit n’est rien s’il n’entraîne pas une adhésion raisonnable fondée sur l’enthousiasme de la vérité la plus difficile, et symétriquement la haine venant du mensonge qui convient au plus grand nombre et à ceux qui en jouent. Ce que j’ai dit, ils ne sauraient l’admettre. Ce qu’ils diront sera pourtant indéfiniment contesté par ma démonstration. J’ai toujours insisté, comme notre Maître lui-même, sur la nécessité de réserver notre doctrine aux plus nobles, aux plus éprouvés. Malheur à nous si un jour, après mille persécutions, un quelconque tribun de la plèbe se mettait à approuver nos idées, voire à s’en servir pour dominer la cité. Le risque serait grand, alors, d’une terreur exercée par le désespoir et fondée sur lui. Car de même que notre vision entraîne le maximum de liberté pour celui qui sait la pénétrer et se taire, de même elle pourrait provoquer le pire esclavage si elle était utilisée par le pouvoir du ressentiment médiocre et pervers ou le fanatisme policier.

Ce que nous soutenons est insupportable pour la plupart. Et pourtant, il a bien fallu prendre le risque de le révéler. Mais cette révélation ne s’adresse que d’un à un, si je peux dire, elle te vise personnellement, toi, lecteur, et toi seul. Nous ne sommes pas des philosophes comme les autres, encore moins des écrivains ou des poètes dont la superficialité ajoute des ornements précieux à la philosophie. Non : notre vérité est au-delà, simultanément, de la philosophie et de la poésie. Elle est la science en train de parler mélodiquement à l’oreille humaine. Jamais la science ne pourra dire que nous avions tort, telle est ma certitude. Nous servirons peut-être provisoirement des erreurs, mais elles finiront par se dissoudre, notre doctrine n’en sera même pas affectée.

Il faut toujours en revenir aux principes : le monde n’est pas éternel, il aura une fin ; les astres ne nous sont donc en rien supérieurs, bien au contraire ; les dieux sont insensibles à la faveur comme à la colère ; la pensée doit s’étendre par-delà le vide, l’infini, les atomes et la déclinaison qui les lie. Le plus grand criminel est donc celui qui fera l’apologie de la religio, du modus, du nœud. On le reconnaît infailliblement à ce signe. Ce qu’il veut ainsi, c’est s’engorger avec toi dans le plaisir sombre de la mort immortelle. Vampire facile à démasquer d’après nous, mais non sans faire effort sur soi-même. Car chacun d’entre nous, formé comme il l’est du même mélange passionné, adhère à cette passion. Les noeuds succéderont aux noeuds, les illusions aux illusions, les croyances aux croyances. Et pourtant, invinciblement, la claire conscience de l’inanité universelle, libre, portant ses tourbillons de corps élémentaires, reviendra, chez quelques-uns, l’emporter.

Qui sait ? Une époque viendra peut-être où, par le développement sans fin de la technique, les hommes pourront observer ces particules dont tout est tissé. Nous a-t-on assez reproché d’invoquer des fantômes ! Des inventions de notre imagination surchauffée ! Et si encore nous ne parlions que des substances des mondes ! Des soleils ou des minéraux ! Mais leur rage, c’est évident, vient surtout de notre lucidité sur l’amour. Que nous ayons nettement décrit le rôle et la pression des semences, les simulacres qui s’ensuivent, les rêves qui en découlent, les vanités comme les appétits qui se déploient et ravagent les destinées à partir de trois fois rien, voilà le scandale.

Mais encore une fois, qui sait ? Qui peut savoir si le temps ne viendra pas où l’on pourra voir clairement le mécanisme de l’engendrement ? La conjonction du mâle et de la femelle ? Le principe de la fécondation ? Allons plus loin : ne peut-on pas penser qu’il sera possible d’induire des rapprochements, des greffes ? De fabriquer la vie de toutes pièces à partir des liquides qui en portent la nécessité ? Folie ! disent-ils. Ou encore : horreur ! Comme ils sont intéressés à maintenir ce mystère où leur vanité se prend ! Comme ils aiment leurs charlatans, écrivains, prêtres, philosophes ! Nous avons ruiné, jusqu’à la racine, leur prétention délirante. Nous avons envisagé, les preuves viendront, que l’existence n’avait aucune raison fondamentale, aucune justification en soi. Nous avons détruit tous les nœuds présentés comme des liens respectables. Et en premier lieu, peut-être, l’incroyable, la pitoyable puissance du miroir sur le cerveau de notre condition passagère. Tant est grand l’orgueil et l’aveuglement terrestre !

Notre orgueil, lui, est pleinement justifié. La plus grande humilité le garantit. Je regarde mon manuscrit. La disposition des mots et des lettres est rigoureuse. Elle parle de la disposition de tout ce qui peut se voir, s’entendre, se toucher, se sentir, se parler. Une même combinatoire règle les phénomènes physiques et l’entrelacement des phrases. Bien plus : je sais que, grâce à l’infini, cette constatation a déjà eu lieu. Je me suis déjà produit, j’ai vécu, j’ai pensé cela, j’ai tracé les signes, je n’en garde aucun souvenir. La mort a introduit entre moi et moi une coupure complète. En quelle langue ai-je déjà écrit cet hymne perdu ? Je ne sais pas. En quelle langue, dans quel paysage futur, sera-t-il à nouveau écrit par moi qui n’aurais plus le moindre souvenir du moi que je suis à l’instant ? Impossible à prévoir. Utilisera-t-on seulement les mêmes caractères ? Rome sera-t-elle dans Rome ? Y aura-t-il encore quelqu’un pour connaître le secret de Vénus ?

Notre École peut être dispersée, vaincue. C’est dans l’ordre. J’ai fait ce que je devais faire : rythmer ses connaissances pour qu’elles soient transmises et apprises par cœur. Le soleil se couche, maintenant. L’ombre commence à épaissir sous le grand pin parasol de la villa où je suis réfugié. Je sais qu’ils me cherchent. Je sais exactement qui, pourquoi, comment. Vieille histoire ! Ils me trouveront seul. Ils fouilleront partout sans trouver le document qu’on leur a dit de saisir à tout prix avant de m’avoir tué. Peut-être me tortureront-ils, les infâmes ? Ce n’est pas si grave, l’évanouissement nous sauve de la trop grande douleur. Je pense même pouvoir m’inciter à en finir, de l’intérieur, par une sorte d’arrêt du souffle que nous a enseignée un de nos adeptes médecin. Non, ils n’auront pas réussi à me rendre fou. Non, je ne me suiciderai pas. C’est simplement la vieille prison humaine qui se referme sur elle-même pour perpétuer son imposture. Nous ne sommes pas de ce monde. Nous l’avons dit. Nous le redirons un jour.

Philippe Sollers, Le Monde du 14 août 1983.
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