AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


Voyez maintenant ce personnage un peu voûté, arrivant un soir de neige, au château de Sans-Souci, chez Frédéric de Prusse. Ce dernier est à table, entouré de ses convives habituels, emperruqués très libres d’esprit, en train de débiter des blasphèmes. Soudain, un laquais s’approche du roi et lui murmure quelque chose à l’oreille. Le monarque se lève, obligeant tout le monde à en faire autant, et laisse seulement tomber : « Messieurs, le vieux Bach est arrivé. »

On le met tout de suite au clavecin, le vieux Bach, peu importe qu’il soit crevé ou malade. Le roi l’admire et le jalouse, il se veut lui-même musicien et flûtiste, il compose des bagatelles qu’il faut louer à l’excès. « Vous m’écrirez bien un menuet, vieux Bach ? — Certainement, Sire. — Mais jouez-nous quelque chose de votre invention. »
Le vieux Bach s’exécute, il sait qu’il n’est pas là mais dans deux siècles ou plus, il se fout éperdument de savoir s’il y aura ou pas des oreilles pour l’entendre. Il joue la chose même . Concentré sur son clavier, il est évident qu’ il prie , mais qui ? Quoi ? Le royaume des notes sensibles, les mathématiques discrètes. Ça ne commence pas, ça ne finit pas, ça coule de source rythmique, une fois parti il pourrait continuer toute la nuit. Le roi trouve qu’il exagère, fait trop entendre les notes, emploie trop de notes, les fugues l’ennuient, c’est trop compliqué, élitiste, et puis la virtuosité du vieux est gênante, insultante, il est soit trop lent, soit trop rapide, la musique pour la musique, bon, ça va.

On ne voit d’ailleurs pas où il veut en venir, ces volutes ne mènent nulle part, rien pour la danse en société, rien non plus pour les défilés, rien pour la promenade champêtre. Le voilà de nouveau lancé à toute allure, le vieux salopard, est-ce qu’il ne défie pas sournoisement notre autorité, est-ce qu’il n’essaie pas de nous surplomber avec sa posture de squelette volant arrimé ? Il paraît qu’il croit en Dieu, ce vieux fou de nombres, on dit même qu’il a composé une messe catholique , à la gloire de l’Infâme, où on entend distinctement « et unam sanctam catholicam et apostolicam ecclesiam » [9]. Mais là, ce soir, il en fait trop, beaucoup trop, avec sa mort bien tempérée pour oiseaux et touches. « Bon, ça suffit, vieux Bach, vous avez mangé ? — Pas depuis hier, Sire. — Allez aux cuisines et dormez. Mon menuet pour demain, n’est-ce pas ? — Mais certainement, Sire. »

Cela n’est jamais dit, mais le petit Bach a été un enfant particulièrement joueur, espiègle, effronté, fugueur. En dehors de sa passion précoce pour la musique et de son sérieux aux offices, on l’a beaucoup vu courir dans la campagne, aux environs d’Eisenach. Qui ne l’a pas observé démarrer, détaler, s’envoler, s’arrêter brusquement, repartir comme un dératé, s’allonger les bras en croix dans l’herbe, se relever, courir à perdre haleine, puis s’asseoir et méditer longuement, avant de reprendre ses virevoltes qui ont tant inquiété sa mère, ne peut rien comprendre à sa façon de tempérer, ou plus exactement de temper . Régler la tempête et cette atroce histoire de crucifixion, ressusciter les spirales, voilà le voyage. Et c’est bien ce qui assombrit le visage du roi : la joie étourdissante et enfantine, là, du vieux Bach, sur laquelle le temps n’a aucune prise, sa prière ininterrompue, son mouvement d’adoration perpétuelle, bref son amour.
Commenter  J’apprécie          10





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}