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Citation de Partemps


Nous sommes le 15 septembre 1917. Vous me dites tout de suite que l’année 1917 est essentielle pour comprendre l’Histoire mondiale, qu’il y a encore une guerre et des massacres épouvantables, suivis, en octobre, d’une révolution dont on a longuement parlé. Mais, ce jour-là, un voyageur qui a une lésion des poumons note les conseils de ses médecins : lumière, air, soleil, repos. Il pense que tout cela est un symbole. Il vit donc selon une loi personnelle, très personnelle, et, d’emblée, symbolique, ce qui est à l’opposé de tout réalisme ou naturalisme social et humain. Pourtant le plus étonnant est ce qu’il écrit juste après :
« Majestueuse apparition, prince de l’Empire.
« Ô belle heure, magistral saisissement, jardin inculte. Tu sors en faisant le tour de la maison, et sur le chemin du jardin vers toi s’élance la déesse de la chance. »

Vous l’avez reconnu, c’est Franz Kafka, un virtuose de la lutte anti-parasitaire, mort au champ d’honneur intérieur. La déesse de la chance s’élance vers lui, et il est lui-même le prince de l’Empire qui s’écroule.

Je sors en faisant le tour de la maison, je prends le chemin du fond du jardin, celui qui ne va nulle part et qui est toujours favorable. Je rentre, et je lis, à la date du 18 octobre 1921 :
« Temps éternel de l’enfance. À nouveau un appel de la vie.
« Il est parfaitement concevable que la magnificence de la vie soit répandue autour de chacun, et cela toujours dans sa plénitude, mais voilée, dans la profondeur, invisible, fort loin. Elle se trouve là-bas, pas hostile, pas réfractaire ni sourde.
« Si on l’invoque par le mot juste, par son nom véritable, alors elle vient. C’est là le caractère de la magie qui ne crée pas mais qui invoque. »
Arranger les fleurs, là, tout de suite, les bleuets dans le petit vase sur la table de nuit : dernière joie, un jour, du mourant.
Le 16 janvier 1922, voici ce que pourrait être la littérature (« je ne suis que littérature ») :
« Une nouvelle doctrine secrète, une nouvelle Kabbale. Il est vrai que cela exige un génie on ne sait combien incompréhensible qui, à nouveau, pousse ses racines au sein des vieux siècles, ou bien qui recrée les vieux siècles, et qui ne se dépense pas en tout ceci, mais qui, à présent, commence seulement à se dépenser. »

Franz Kafka, autrement dit François Choucas (oiseau proche de la corneille, plumage noir et nuque grise, vivant dans les clochers ou les tours), a tenu son Journal jusqu’en 1923. Il est mort en 1924. Son héroïsme anti-parasitaire n’est pas assez connu :
« Je lutte, personne ne le sait ; plus d’un le sent (c’est inévitable), mais personne ne le sait. J’accomplis mes devoirs quotidiens, tout au plus pourrait-on me reprocher quelque légère distraction. »
Les Parasites font de Kafka un martyr, c’est dans leur logique qui s’applique immanquablement à tout animal leur ayant faussé compagnie au dernier moment. Dérision ou martyrologe : c’est la parade habituelle. Les Parasites, bien entendu, ne comprennent rien à l’immense joie de la Bête. Elle lutte, soit, mais dans la joie, au point que Kafka peut écrire : « Ce n’est pas à la lutte mais à la joie que je finirai par succomber. »

Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ! Millions de morts, ossuaires, charniers et fumée. La mémoire collective refait le film dans la bonne direction commémorative, pour qu’il ne soit pas dit que la bataille d’hommes a eu lieu pour rien. Le sang invisible coule à l’envers (regardez ce grand fleuve rouge), mais c’est quand même, sans fin, la joie. Kafka, un des voyageurs les mieux informés des siècles, laisse finalement tomber : « La vermine est née du néant. » Le néant engendre donc quelque chose ? Mais oui, la vermine, la venimeuse vermine.

« J’ai puissamment assumé la négativité de mon temps », dit encore K. « Je suis un terme ou un commencement. »
Un commencement, à coup sûr, que l’Église parasitaire voudrait décrire comme un terme. Un grand commencement, comme tous ceux qu’ont vécus les vrais voyageurs du Temps. Une seule erreur à ne pas faire (combien de bateaux sombrent en vue du port) : finir dans le mépris, le dégoût, la haine, l’autodestruction programmée par les Parasites lorsqu’ils ont pris possession d’un corps. Là, c’est le terme, qui, d’ailleurs, peut avoir sa grandeur, sa beauté barbare. Dante n’a pas écrit L’Enfer pour rien, et c’est là où vont les Bêtes abattues par elles-mêmes. Allez au chant 13, coupez une branche d’arbre, et vous aurez aussitôt un gémissement et du sang. Ce sont les suicidés, pauvres bois pendus en dehors de leurs corps, dans les ténèbres.

Dans le combat spirituel incessant, toute arme est une élection, un mandat du Ciel :
« C’est un mandat. Je ne peux assumer de par ma nature autre chose qu’un mandat que personne ne m’a donné. »
Le moindre incident le prouve. Tout ce qui arrive est mandaté. C’est la guerre sous direction symbolique. K se tutoie beaucoup lui-même, comme Rimbaud dans Une saison en enfer. Le mandaté a une âme et un corps, une âme qui est la guerre de son corps, et on peut l’amputer, l’égorger ou le censurer, ça ne change rien à l’affaire. Cette phrase est de Franz Kafka :
« J’ai le poignet d’un vieux pêcheur, infatigable et heureux. »

À propos de l’enfer et du paradis, question étrangement actuelle, Kafka donne la réponse suivante : le paradis est toujours là, il n’a pas bougé, et l’expulsion a été, et reste, la punition la plus douce. Il pourrait y avoir pire : la destruction du paradis, ou, plus effroyable encore, l’inaccessibilité définitive à la vie éternelle. L’époque y prétend. La Bête, qui ne fait l’Agneau que d’un oeil, sait à quoi s’en tenir sur son Anti-Bête. L’Anti-Bête des derniers temps est la Bête devenue entièrement Parasite. Elle n’est rien, mais veut être tout.
Le faux sens commun sent ce danger. La Bête est très à l’aise avec ceux dont la vie est simple, paysans, ouvriers, techniciens de base, elle est, d’instinct, très bien acceptée par ces catégories de ce que George Orwell appelle « la décence ordinaire ». En revanche, elle est très mal vue de l’intelligentsia en général, intellectuels, professeurs, universitaires, journalistes. La Bête comprend et approuve, de façon innée, la réalité quotidienne. Encore une fois, elle est tranquille et ne dérange pas les oiseaux. Sa langue est aussi celle des oiseaux.

Comme les gens les plus ordinaires, la Bête n’entre pas dans les mémorials, les cimetières sous la lune, les ossuaires, les listes, les panthéons. Seul signe distinctif : on ne trouvera pas ses restes dans les sous-bois, les fourrés, ou au bord de l’eau. Ils sont là, sans doute, mais personne ne s’en doute. Pas de tombeau grandiloquent, pas de sépulcre blanchi, pas d’inscription, pas de stèle. Pas non plus de gestes romantiques : cendres jetées dans un fleuve ou dans l’océan, dispersion dans l’espace et autres fadaises. La Bête était là pour rien, il n’en reste rien.
À la rigueur, des mots, des récits, des livres, des peintures, des sculptures, de la musique, mais rien d’obligatoire, au contraire de la prétendue « histoire de l’art », ou « histoire des idées ». De l’art ? Des idées ? Donnez des détails concrets, qu’on s’amuse.

La Bête est favorable à la Science quand celle-ci la libère, mais n’aime pas être délimitée ni définie. Ce qui l’occupe, c’est de sortir des limitations d’époque, de sauter par-dessus ce qu’on lui présente comme étant son temps, bref d’aller plus loin dans la trame . Elle sera vite traitée d’« élitiste » par l’Église parasitaire, ce qui, désormais (comme Orwell le prévoyait), est considéré comme un crime. La Bête reste indifférente à la mascarade de l’art dit « contemporain » comme à la bouillie du « débat d’idées » et autres brouillages. Elle ne cherche pas, elle trouve. Quoi ? L’or du temps.
La Bête fait travailler ses Parasites. En un sens, elle a besoin de leur activité de fourmis. Les hallucinés de l’arrière-monde, comme les sociolâtres, sont ses employés à leur insu. Plus la Bête grandit spirituellement, plus elle a de Parasites. Elle peut ainsi mesurer ses progrès avec l’augmentation du nombre de ses meurtriers.
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