Mais même ce silence obligé n'était pas pour moi sans échappatoire : les dessins que je voyais sur la nappe damassée, avec ses motifs à frise et à damier, figuraient à mes yeux des routes traversant les déserts et des voies maritimes vers des continents lointains. En bougeant à peine la main pour ne pas manquer à la consigne de bonne tenue, je poussais de l'ongle le long de ces itinéraires une miette de pain, où je voyais une caravane ou un vaisseau ; j'imaginais parfois des combats et des abordages entre deux miettes, des escalades sur un cure-dents, des naufrages dans une goutte d'eau tombée de mon verre.
J'échappais à la discipline que les grands m'imposaient par ce périple aventureux dans les archipels de la nappe ; c'était ma façon de protester contre la soumission de la table familiale, qui devait rester silencieuse pour respecter les soucis du père.