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Citation de jbrasseul


De même que son camarade Vignerte, tué, quelques amis s’en souviennent encore, dans la tranchée du Blanc-Sablon, le matin du 31 octobre 1914, de même, lui, Gilbert Vauquelin, se plaisait, depuis qu’il habitait Paris, à venir chaque soir au Luxembourg, pour lire et méditer tranquillement, tout en attendant l’élue imaginaire que Dieu finirait bien par se décider à lui envoyer. Les hommes se reposent un peu trop de ce soin sur la Providence. Si elle se décide exceptionnellement à exaucer leurs vœux, ils ne sont guère fondés ensuite à lui en tenir rigueur.
En ce qui concernait Gilbert, son attente durait depuis tant d’années qu’il ne comptait plus que pour la forme sur la rencontre de l’élue en question. Il avait aménagé son existence sans elle. Aussi n’en voulut-il pas croire ses yeux, et conçut-il même une légère contrariété, le soir qu’elle se présenta à lui, exactement telle que ses goûts, sa sensibilité, ses habitudes d’esprit et de rêve, la lui avaient fait souhaiter.

Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la messe en manchy de rotin,
Par les pentes de la colline.

Il avait connu l’existence de ces vers par le Manuel d’histoire de la littérature française, de Brunetière, qui signalait Le Manchy comme un des plus beaux poèmes de Leconte de Lisle. Ce poème, Gilbert l’avait relu jusqu’au moment où il s’était aperçu qu’il le savait par cœur. C’était à cause de lui qu’il s’était pris d’amitié pour le prince du Parnasse, oubliant combien peu de choses ce naïf douteur glacé avait par ailleurs pour le séduire. Mais chaque être a le droit, une fois dans sa vie, de livrer le meilleur de son âme, et le jour où il avait écrit les quelques strophes du Manchy, le poète des Montreurs avait justement profité de cette autorisation. A cause des strophes, à cause de l’étrange attrait qu’elles avaient, dès cet instant, exercé sur lui, Gilbert avait pris l’habitude de venir s’asseoir sur cette terrasse du Luxembourg, là où s’arrondit le cercle des statues des reines, reines par le diadème, l’intelligence ou la beauté. La brume commençait à s’élever autour du grand bassin. Les statues devenaient violettes. Le tambour qui annonçait qu’on allait fermer roulait sourdement dans le crépuscule. Un reste de soleil traînait sur le Panthéon. Le cercle des reines semblait se rétrécir autour de Gilbert. Il les avait toujours adorées, se bornant seulement à regretter parfois que leur douce cohorte fût incomplète, déplorant l’absence de deux d’entre elles pour lesquelles il se sentait une étrange et tendre inclination, la d’Aubigné et la Beauharnais, Françoise et Joséphine. Pourquoi leur avait-il, dans son cœur, réservé une place à part, à ces deux-là ? Sans doute parce que l’une et l’autre s’étaient baignées, durant les molles heures de leur enfance martiniquaise, dans la torpeur de ces paysages créoles qui lui étaient devenus si chers, sans qu’il sût encore au juste pourquoi…

La cloche de l’église, alertement, tintait,
Le vent de mer berçait les cannes ;
Comme une grêle d’or aux pointes des savanes,
Le feu du soleil crépitait.

Telles étaient les sources des puissances de sentiment qui, s’accumulant dans l’âme de Gilbert Vauquelin, étaient prêtes, maintenant, au premier choc, à en déferler en inexorables cataractes. Il est difficile, je pense, de trouver une aventure ayant des origines plus livresques que la sienne, et c’est tant mieux, car la preuve n’en sera que meilleure que ce sont précisément des hommes comme ce Gilbert qui sont capables, le moment venu, d’entrer avec le plus de désinvolture dans la ronde de la passion et de la mort.
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