AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


Ma première reconnaissance du Bois désert, à Orze, dans les terres du Nord – un petit village qui n’existe plus -, m’a conduit en cette fin d’après-midi à la lisière d’un marécage. Une coulée noirâtre, foulée d’une multitude de sabots, s’enfonçait à travers une roselière. Au bout d’une sente, je suis tombé sur plusieurs miradors d’affût. Des postes de tir. Deux cartouches vides, du calibre 12, avaient été abandonnées dans l’herbe. Elles conservaient encore une odeur de poudre.
À quelques pas de là, sur une trentaine de mètres, s’élevaient les hauts piliers en béton d’un viaduc ferroviaire. Une masse grise, hideuse. Les jours suivants, je remarquai que seuls des trains de fret, arborant la croix solaire des opposeurs, y processionnaient à faible vitesse. Aucun ne circulait à cette heure.
J’ai pressé le bouton de mon oreillette.
– Sans frontières, parfois sans nom…
– Nous ne régnons pas, nous allons.
– Validation de ma position ?
– Validée.
– On m’a signalé une ruine dans les parages.
– L’église de Saint-Édern.
– C’est ça.
– N’en subsiste qu’une abside et un enclos cimetérial.
– Quel temps prévu pour demain ?
– 3° en matinée, 10° l’après-midi. Un temps idéal pour la marche.
– Idéal sauf que… la chasse est encore ouverte.
– Était. La fermeture a eu lieu vendredi.
– Ah ! Parfait.
J’ai éteint le Dialogueur et regagné à pied le village voisin sans rencontrer personne. Le silence régnait dans le hall du Champ d’honneur. La réceptionniste s’était absentée. J’ai pris un bonbon d’accueil sur le comptoir en attendant l’ascenseur. Une fois dans ma chambre, la 10, sous le toit, je me suis assis sur le lit, toutes lumières éteintes, en regardant la nuit tomber derrière les rideaux.

Le lendemain, à mon réveil, j’hésitais toujours à pousser plus loin ma reconnaissance du Bois désert. Une heure me fut nécessaire pour me doucher, me raser et m’habiller. J’avais toujours la tête lourde et, comme il fallait s’y attendre, un peu d’hypotension. J’avalai quatre comprimés de Cogifix avec mon petit déjeuner, que je pris attablé face à la rue. C’était mon troisième jour de permission sur Terre. J’avais vingt-deux ans, aujourd’hui.
– Bon anniversaire, fiston !
– Merci ‘pa.
Si papa était encore en vie, j’aurais eu droit à la formule consacrée. Il n’y manquait jamais, pas plus qu’il n’omettait de l’agrémenter du refrain habituel :
– Tu es né le même jour que Little Nemo !
C’était vrai, sauf qu’il se trompait. Je connais cette bande dessinée par cœur. Le petit garçon en chemise de nuit qui, chaque soir, voyage au pays des songes sans jamais quitter son lit, était bien apparu un dimanche 15 octobre, comme moi, mais au moment de démarrer ses aventures dans le supplément en couleur du New York Herald, Nemo était déjà âgé de cinq ans quand je n’avais, pour ma part, que quelques minutes d’existence.
– Tu étais déjà mon petit héros avant que tu sois né !
– Oui ‘pa.
Pour mes sept ans, j’avais reçu la série complète du chef d’œuvre de Winsor McCay. Il était déjà plus qu’un frère à cette époque. On m’entendait lancer, à tout bout de champ, des « Whee ! », « Whopee ! », « Zowie ! », juste pour le plaisir de parler comme un terrien, un kiddo américain. Le petit bonhomme de McCay partageait d’autres points communs avec moi : le même toupet sur le crâne, une imagination surabondante et, ceci expliquant cela, la frousse devant tout ce qui ressemblait de près ou de loin à l’inconnu. À ma place, Nemo n’aurait jamais quitté son lit. Il n’aurait pas voulu remettre un pied au Bois désert. Il serait resté sagement au nid.
De retour dans ma chambre, j’eus beau interroger le ciel, assis sur le bord du lit, en tête à tête avec la clarté, je n’en reçus aucune lumière. J’étais censé libérer la 10 dans un quart d’heure.
Je bouclai mon sac puis enfilai mon blouson, prêt à sortir.
Au lieu de quoi, soucieux, je fis mon petit Nemo et me rassis.
Je venais d’effectuer neuf mois à bord de la station spatiale Unarus, dans un centre de Décentration de la Divna, un quotidien de plats préparés, de missions in situ, de continuelle camaraderie, sans m’illusionner sur ce que j’allais trouver ici : un territoire sinistré, dangereux – celui de la zone rouge -, d’une étendue dunaire, partiellement boisée, s’étirant à perte de vue sur un lit verdoyant d’obus, de munitions chimiques, de douilles, de grenades non explosées, de toute une militaria toxique enfouie sous les sols depuis plus de deux siècles.
Un matin tranquille de février 2016, une bourgade datant de l’Antiquité avait succombé là en quelques heures sous le feu roulant de l’artillerie ennemie. Sitôt l’armistice signé, on s’était contenté de rayer Orze des cartes. Beaucoup ne désignaient plus le site, désormais classé zone rouge militaire, interdit au public, que par le sobriquet d’une rivière aujourd’hui asséchée, dont seul demeurait un bras-mort : la Dormante.
Mais pour quelques spaciens, dont j’étais, ce mémorial négligé, pauvre orphelin de la grande histoire, était devenu une sorte de sanctuaire terrien post-apocalyptique, de maquis de l’imaginaire, d’arrière-monde fantasmé, que l’on évoquait sotto voce sous le nom du Bois désert, surnommé Boizéro. Je n’avais alors qu’une vague idée de ce que je venais faire ici.
Les virages d’une vie se prennent souvent ainsi.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}