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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
LA DÉTONATION
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.
Elle n’a pas le temps de souffler. Une crampe lui mord la cuisse. Elle bascule sur le flanc et étire sa jambe au maximum. La frayeur et la stagnation prolongée ont causé cela. Elle a été imprévoyante. La douleur s’estompe. L’adrénaline reflue. Elle respire à nouveau librement. Le muscle étendu, elle profite de la position pour admirer le ciel vide qui s’éteint. Le vautour est parti. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière le crâne en gloire de la déesse. La beauté est affaire de regard et de temps. Un sourire passe dans ses yeux clairs. La liberté sauvage des loups imprègne encore le causse comme la survivance d’un rêve ou d’un cauchemar après l’éveil. Elle glisse sans bruit dans la pente et se relève à l’abri d’une futaie de hêtres. Avant de regagner son campement, elle vérifie par-dessus son épaule l’absence de fumée dans le ciel, même si depuis des années, plus personne n’est assez téméraire pour allumer un feu avant la nuit. Sur cette pensée, elle esquisse le premier pas du retour à travers les ténèbres.
*
Cette détonation l’inquiète. À cette évocation, les poils de ses avant-bras se hérissent comme ceux d’une sorcière. Mauvais présage. Elle crache trois fois au sol et piétine sa salive qui se mélange à la terre.
Le temps de raconter est venu. S’il m’arrive malheur, au moins mes mots seront là quand je ne serai plus.
Elle est assise en tailleur, une pierre plate polie par la rivière en travers des cuisses. Elle ajuste le carnet sur la largeur de son écritoire de fortune. Menton haut, elle inspire, abaisse la tête et expire. Elle écrit.
Mon mari avait la suprême élégance de porter des costumes passés de mode. C’était sa manière à lui de signifier sa liberté. Il s’appelait P., il est mort au commencement de cette histoire.
La mort, ça te laisse toute seule. Avec ton amour, avec tes questions, avec tes souvenirs. Je me suis débrouillée. Tous les soirs, je convoquais son visage. J’étais exténuée et je m’endormais avant d’avoir bien fixé son portrait ; au fil des endormissements, j’avais l’impression qu’il s’effaçait, qu’un autre prenait sa place, un inconnu. Ce rituel me rendait triste, alors j’ai arrêté. L’oubli a ses vertus. Ce qui me manque le plus ce sont nos disputes au sujet de ma timidité. Les maris de mes amies, volontairement ou pas, dévalorisaient leurs femmes ; ils se moquaient de leurs travers, de leur cuisine, de leur métier. Ils leur coupaient fréquemment la parole. Lui, au contraire, s’obstinait à me mettre en avant. Je devais acquérir toujours plus de compétences et présenter le résultat de mon apprentissage. Lors de nos fêtes, je rougissais en montrant comment j’avais changé le carter de la tondeuse, comment j’avais abattu le pin au fond du jardin à la tronçonneuse, comment j’avais appris l’alpinisme pour obtenir le métier de mes rêves, sauveteuse de montagne à la Sécurité civile. Je rougissais chaque fois qu’il prononçait mon nom car après avoir loué mes talents, il concluait mon intervention avec une formule immuable : « Et en plus elle sait cuisiner et prendre soin de moi. » Il y avait des applaudissements et des regards en coin qui trahissaient la jalousie. Quand nous étions seuls, je lui faisais une scène et il riait. « Tu es la plus admirable des femmes. Je n’ai pas dit la plus belle, mais la plus admirable. Ne va pas prendre la grosse tête ! » Il soupirait d’aise : « Ah, que je suis chanceux ! » Puis il m’attirait à lui et déposait sur mes lèvres le baiser le plus délicat qu’un homme pouvait déposer sur les lèvres d’une femme. Nous nous laissions glisser là où nous étions et la nuit passait sans sommeil.
C’est lui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture pour mon anniversaire. Il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. Il m’a sauvé la vie.
J’ignore ce qui l’a tué. J’ignore comment tout a commencé.
Des nuages noirs roulent dans un ciel de cendre. Il pleut sur l’horizon, une pluie oblique dont les fines gouttes nettoieront le feuillage d’automne des hêtres et des châtaigniers mais ne rempliront guère les réservoirs. La lumière pâle du soleil perce par endroits et projette ses rayons sur la canopée. « Les doigts de Dieu » comme P. avait coutume de les désigner. Pas le temps d’admirer. Elle se relève, enveloppe son cahier dans un film plastique qu’elle glisse dans un sac à dos. Elle rabat la bâche sur un tas de bois rangé contre la paroi de la falaise, déplace une casserole de quelques centimètres et ajuste au-dessus un bambou taillé en demi-lune. Elle attrape le sac et le place au côté de son fusil sous l’avancée de la falaise. Ces gestes sont précis. Ils ne trahissent aucun agacement, aucune impatience. Les premières gouttes picorent son visage, elle enfile sa veste et se met à l’abri aux côtés du paquetage.
De sa position, elle peut étudier le panorama à 200°. Seule sa tête pivote. Absorbée par la surveillance, les pupilles contractées, elle ne pense plus à P. Le tiers de ses journées s’écoule ainsi. D’est en ouest et de haut en bas. Une tâche compulsive. Elle connaît la topographie de cette partie de la forêt comme si elle l’avait plantée.
À l’est, cela commence comme une promenade au milieu des fleurs. Puis le paysage tombe à pic et la rivière surgit des gorges comme un nid de frelons. Les galets roulent au fond de l’eau et se fracassent sur les rochers dans un grondement continu. Le ravin est abrupt et poussiéreux, impraticable sans équipement. Sa profondeur interdit aux rayons du soleil d’en atteindre le fond. La fracture de la montagne sur la rive opposée offre un lapiaz redoutable pour les chevilles. Cet accès, bordé de genévriers et de chênes nains, redescend en pente douce vers la rivière. Il ne présente aucun danger car il reste à découvert sur toute sa longueur. Il s’achève par une arche dont l’un des piliers plonge dans un bassin creusé par le courant, l’eau y est calme et transparente. Soixante mètres au-dessus, en se penchant, elle y distingue des truites arc-en-ciel et de petites carpes. Vers l’ouest, la rivière se rétrécit et les flots reprennent de la vitesse. Sur la berge, la roche cède la place aux arbres. D’abord un couple de vieux saules, trois cornouillers échappés de l’ombre des pins sylvestres et des chênes pubescents, puis quelques bouquets de frênes épars coiffés par des trembles et des robiniers. Les arbres se montent les uns sur les autres pour un peu de lumière. Sur la première crête, les hêtres et les châtaigniers apportent une nuance de vert plus clair, comme le dernier coup de pinceau d’un peintre. La forêt grimpe ainsi en escalier vers le ciel. Tout au fond, en direction du nord, des dents pointues aux reflets argentés croquent les nuages.
Toutes les percées dans la lisière constituent des dangers potentiels. Les animaux sauvages depuis des millénaires empruntent les mêmes itinéraires et créent un réseau de pistes étroites dans la forêt. Ils suivent leurs propres traces et ouvrent à l’homme des chemins qui relient les points d’eau entre eux. Ce sont de bons endroits pour poser des pièges. Si les possibilités d’accès à la berge sont multiples, il n’existe qu’un p
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