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Citation de michelekastner


Là, de la tribune où nous avons pris place, sur des tapis de prière, nous dominons l'espace réservé à la danse des tourneurs ; c'est un grand cercle vide qui occupe tout le centre de la mosquée et qu'entoure une barrière. Le chef est resté en bas, à l'intérieur de ce cercle sacré ; debout et nous faisant face, il se tient immobile, rigide, comme anesthésié, les yeux en rêve. Un à un, les derviches arrivent, sortis sans bruit des lugubres solitudes d'alentour ; ils arrivent les yeux baissés, les mains jointes sur la poitrine, dans la pose hiératique des momies égyptiennes. Ils ont revêtu des longues robes sombres, très amples, à mille plis, mais que des ceintures serrent beaucoup à leur taille mince. Ils commencent leurs exercices par une lente promenade rituelle, à la file, autour de la salle ronde. C'est déjà comme en rêve qu'ils se meuvent, et chaque fois qu'ils passent ou repassent devant le chef de la confrérie, ils lui adressent une très profonde révérence, qui leur est rendue avec la même gravité. La danse religieuse sera menée par un petit orchestre de flûtes et d'énormes tambourins caverneux, elle durera pendant tout l'office.
D'abord les derviches déploient les bras par saccades comme des automates dont les ressorts engourdis joueraient difficilement, et quand ils ont fini par les étendre tout à fait, presque en croix, la tête penchée sur l'épaule avec une grâce un peu morbide, c'est alors seulement qu'ils commencent à tourner, d'un mouvement d'abord très doux, mais qui de minute en minute s'accélère et arrondit en cloche leurs larges robes sombres ; on dirait bientôt de grandes campanules renversées, devenues maintenant si légères qu'il suffirait d'un souffle imperceptible pour les faire glisser comme cela en rond, tout autour de la salle ronde, comme des feuilles mortes que le vent balaye. Ils ont pris tous un mouvement de toupie lancée sans heurt sur une surface plane. En passant ils ne font aucun bruit, on ne voit même pas s'agiter leurs pieds rapides, et leurs si hauts bonnets ne chancellent même pas sur leurs têtes aux yeux d'extase. Ils tournent, ils tournent ainsi, toujours du même côté ; tant on s'est identifié à leur mouvement, il semble que, s'ils en changeaient le sens, on en ressentirait une commotion douloureuse et qu'une rêverie ultra-terrestre en serait rompue sans recours... Ils tournent interminablement, à donner le vertige...
Le décor en pénombre, où tournoient ces personnages si légers, est un grand décor funèbre ; ils dansent devant un parterre de morts, de morts qui, toute leur vie, avaient tournoyé comme eux, ici, au milieu de ce même sanctuaire, mais qui aujourd'hui se contentent de surveiller, dans un silence attentif et intimidant, de quelle manière ces derviches actuels continuent la sainte tradition du vertige religieux. En effet, la mosquée est ouverte sur des bas-côtés profonds tout peuplés d'immenses et très hauts catafalques que drapent des étoffes vertes, la couleur du Prophète. Tous ces tombeaux vert émir, qui se pressent les uns derrière les autres comme pour mieux voir si les rites du tournoiement séculaire sont bien conservés de nos jours, tous ces tombeaux des différentes époques de l'Islam sont d'autant plus élevés et imposants que le mort endormi en dessous était plus saint et plus vénéré dans le milieu des derviches, et chaque catafalque est du reste surmonté d'un haut bonnet de derviche que supporte un champignon en bois et qui donne à l'ensemble une sorte de vague aspect humain.
Devant ces spectateurs immobiles et cachés, ils tournent, les derviches, ils tournent de plus en plus vite, au son de leur toujours même petite musique flûtée que l'on dirait étrangement lointaine et entendue du fond des temps passés ; c'est si invraisemblable, la continuation de leur tournoiement sans un à-coup, ni un faux pas, ni une hésitation qu'on les dirait dématérialisés ou plutôt réduits à l'état de machines tourbillonnantes, dont les robes s'enflent de plus en plus en forme de campanules renversées. Les morts, qui tant s'intéressent sous les catafalques verts, semblent de plus en plus captivés par cette danse facile qui ne fait pas de bruit ; ils ont l'air d'étirer leur cou raide ou de se hisser pour mieux voir. Du reste, ce que cherchent les danseurs, c'est la fatigue qui grise, c'est l'ivresse élégante, éthérée, c'est le vertige favorable à l'envol dans les régions où réside le Dieu inaccessible sous la forme spéciale de cet Allah, Dieu de l'Islam et des grands déserts.
Tout de même, on a peur à la fin qu'ils ne tombent, ces vertigineux valseurs, et voici que tout à coup la petite musique si monotone paraît vraiment fatiguée, elle aussi, et hésitante, près de finir, et les tambours caverneux battent quelque chose de déréglé, comme serait une sorte de berloque qui voudrait dire : c'est assez, finissez. Les danseurs commencent à s'affaisser par terre, d'abord un seul, puis deux, puis trois, puis tous... C'est fini. On se sent presque aussi épuisé qu'eux-mêmes et les grands bonnets des catafalques font l'effet de s'affaisser aussi, de rentrer leur cou de bois. C'est fini...
Pendant toute la cérémonie, on n'avait pas perdu la notion d'être environné d'une région absolument mortuaire, et maintenant on frissonne un peu à l'idée que, pour s'en aller, il va falloir se replonger là-dedans, cheminer longtemps parmi les stèles, parmi les cyprès au feuillage noir, aux ramures blanches dont les pointes, sous la pâleur du ciel de minuit, simulent, elles aussi, de colossales, d'obsédantes coiffures de derviches...
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