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Citation de Partemps


Les grandes statues, ce soir je ne les oublierai pas comme j’avais fait ce matin. Et, ma sieste méridienne finie, je les demande, dans son propre langage, au premier qui se présente à moi, à Atamou :

— Conduis-moi, je te prie, aux Sépultures.

Et il me comprend à merveille.

J’ai dit : sépultures (en tahitien : maraé, et à l’île de Pâques : maraï) parce que ces colosses de pierre, qui font l’objet de notre voyage, ornent les places où l’on ensevelissait, sous des roches amoncelées en tumulus, les grands chefs tombés dans les batailles. Ce nom de maraï, les indigènes le donnent également aux mille figures de fétiches et d’idoles qui remplissent leurs cases en roseaux et qui, dans leur esprit, sont liées au souvenir des morts.

Donc, nous partons, Atamou et moi, sans cortège par hasard, tous deux seuls, pour visiter le maraï le plus proche. Et c’est ma première course dans l’île inconnue.

En suivant à petite distance le bord de la mer, nous traversons une plaine, que recouvre une herbe rude, d’espèce unique, de couleur triste et comme fanée.

Sur notre chemin, nous trouvons les ruines d’une petite demeure, pareille à celle que le Danois habite. Atamou m’apprend que c’était la maison d’un papa farani (père français, missionnaire), et m’arrête pour me conter à ce sujet, avec une mimique excessive, une histoire sans doute très émouvante, que je ne démêle pas bien ; je vois seulement à ses gestes qu’il y a eu des guet-apens, des hommes cachés derrière des pierres, des coups de fusil et des coups de lance… Que lui ont-ils fait, à ce pauvre prêtre ?… On ne sait jamais à quel degré de férocité soudaine peut atteindre un sauvage, ordinairement doux et câlin, lorsqu’il est poussé par quelqu’une de ses passions d’homme primitif, ou par quelque superstition ténébreuse. Il ne faut pas oublier non plus qu’un instinct de cannibalisme sommeille au plus intime de ces natures polynésiennes, si accueillantes et d’apparence débonnaire : ainsi, là-bas, en Océanie, aux îles de Routouma et d’Hivaoa, des Maoris, d’un aspect charmant, à l’occasion vous mangent encore.

Son histoire contée, Atamou, persuadé que j’ai très bien compris, me prend par la main, et nous continuons notre route.

Devant nous, voici un monticule de pierres brunes, dans le genre des cromlechs gaulois, mais formé de blocs plus énormes ; il domine d’un côté la mer où rien ne passe, de l’autre la plaine déserte et triste, que limitent au loin des cratères éteints. Atamou assure que c’est le maraï, et tous deux nous montons sur ces pierres.

On dirait une estrade cyclopéenne, à demi cachée par un éboulement de grosses colonnes, irrégulières et frustes. Mais je demande les statues, que je n’aperçois nulle part — et alors Atamou. d’un geste recueilli, m’invite à regarder mieux à mes pieds… J’étais perché sur le menton de l’une d’elles, qui renversée sur le dos, me contemplait fixement d’en bas, avec les deux trous qui lui servaient d’yeux. Je ne me l’imaginais pas si grande et informe, aussi n’avais-je pas remarqué sa présence… En effet, elles sont là une dizaine, couchées pêle-mêle et à moitié brisées : quelque dernière secousse des volcans voisins, sans doute, les a culbutées ainsi, et le fracas de ces chutes a dû être lourdement terrible. Leur visage est sculpté avec une inexpérience enfantine ; des rudiments de bras et de mains sont à peine indiqués le long de leur corps tout rond, qui les fait ressembler à des piliers trapus. Mais une épouvante religieuse pouvait se dégager de leur aspect, quand elles se tenaient debout, droites et colossales, en face de cet océan sans bornes et sans navires. Atamou me confirme d’ailleurs qu’il y en a d’autres, dans les lointains de l’île, beaucoup d’autres, toute une peuplade gisante et morte, le long des grèves blanchies par le corail.

Aux pieds du maraï est une petite plage circulaire, entourée de rochers, sur laquelle nous descendons ; l’émiettement, par la mer, des coraux de toute espèce lui a fait un sable d’une blancheur neigeuse, semé de frêles coquilles précieuses et de fins rameaux de corail rose.

Cependant l’alizé, comme hier, souffle avec une violence croissante, à mesure que la journée s’avance. Il apporte à nouveau, du fond des solitudes de la mer Australe, tout un banc de nuages noirs, si noirs que les montagnes, les vieux volcans refroidis, recommencent de se détacher en clair sur le ciel soudainement obscur. Et Atamou, qui voit la pluie prochaine, précipite notre retour.

En effet, à mi-chemin, nous prend une ondée rapide, tandis que le vent furieux couche entièrement les herbes dans toute l’étendue de la plaine ; alors, sous des roches qui surplombent en voûte, nous nous arrêtons à l’abri, — au milieu d’un essaim de libellules rouges… D’où sont-elles venues, celles-là, encore ?… Et les papillons, que nous avons vus courir au-dessus de ces tapis d’herbes pâles, les papillons blancs, les papillons jaunes, qui donc en a apporté la graine, à travers huit cents lieues d’Océan ?…

Très vite ils s’en vont, ces nuages en troupe sombre, continuer leur course sur les déserts de la mer, après avoir arrosé en passant la mystérieuse île. Et, quand nous revenons à la baie où se tient notre frégate, le soleil du soir rayonne.

Les environs de cette baie, où sont groupées les cases de roseaux, ont en ce moment un aspect bien insolite de vie et de joie, car tous les officiers du bord s’y sont promenés durant l’après-midi, chacun escorté d’une petite troupe d’indigènes, et, maintenant que l’heure de rentrer approche, ils attendent l’arrivée des canots, assis là par terre au milieu des grands enfants primitifs qui ont été leurs amis de la journée et qui chantent pour leur faire plus de fête. Je prends place, à mon tour, et aussitôt mes amis particuliers viennent en courant se serrer auprès de moi, Petero, Houga, Marie et la jolie Juaritaï. Notre présence de quelques heures a déjà, hélas ! apporté du ridicule et de la mascarade dans ce pays de l’âpre désolation. Nous avons presque tous échangé, contre des fétiches ou des armes, de vieux vêtements quelconques, dont les hommes aux poitrines tatouées se sont puérilement affublés. Et la plupart des femmes, par convenance ou par pompe, ont mis de pauvres robes sans taille, en indienne décolorée, qui avaient dû jadis être offertes à leurs mères par les prêtres de la mission, et dormaient depuis longtemps sous le chaume des cases.
Ils chantent, les Maoris ; ils chantent tous, en battant des mains comme pour marquer un rythme de danse. Les femmes donnent des notes aussi douces et flutées que des notes d’oiseau. Les hommes, tantôt se font des petites voix de fausset toutes chevrotantes et grêles, tantôt produisent des sons caverneux, comme des rauquements de fauves qui s’ennuient. Leur musique se compose de phrases courtes et saccadées, qu’ils terminent toujours par de lugubres vocalises descendantes, en mode mineur ; on dirait qu’ils expriment l’étonnement de vivre, la tristesse de vivre, et pourtant c’est dans la joie qu’ils chantent, dans l’enfantine joie de nous voir, dans l’amusement des petits objets nouveaux par nous apportés.

Joie d’un jour, joie qui, demain, quand nous serons loin, fera pour longtemps place à la monotonie et au silence. Prisonniers sur leur île sans arbres et sans eau, ils sont, ces chanteurs sauvages, d’une race condamnée, qui, même là-bas en Polynésie, dans les îles mères, va s’éteignant très vite ; ils appartiennent à une humanité finissante et leur singulier destin est de bientôt disparaître…

Pendant que ceux-là battent des mains et s’amusent, mêlés si familièrement à nous, d’autres personnages nous observent dans une immobilité pensive. Sur des roches en amphithéâtre, qui nous dominent et font face à la mer, se tient échelonnée toute une autre partie de la population, plus craintive ou plus ombrageuse, avec qui nous n’avons pu lier connaissance : des hommes très tatoués, farouchement accroupis, les mains jointes sous les genoux ; des femmes assises dans des poses de statue, ayant aux épaules des espèces de manteaux blanchâtres et, sur leurs cheveux noués à l’antique, des couronnes de roseaux. Pas un mouvement, pas une manifestation, pas un bruit ; ils se contentent de nous regarder, d’un peu haut et à distance. Et, quand nous nous éloignons dans nos canots, le soleil couchant, déjà au ras de la mer, leur envoie ses rayons rouges, par une trouée dans de nouveaux nuages, encore soudainement venus ; il n’éclaire que leurs groupes muets et leur rocher, qui se détachent lumineux sur l’obscurité du ciel et des cratères bruns…
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