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Citation de Partemps


LA CHAMBRE ABANDONNÉE

Une discrète odeur de thé, dans la chambre très obscure, une odeur de je ne sais quoi d’autre encore, de fleur séchée et de vieille soierie.

Elle ne peut s’éclairer davantage, la chambre étrange, qui n’ouvre que dans une grande salle sombre et dont les fenêtres scellées prennent demi-jour par des carreaux en papier de riz, sur quelque petit préau funèbre, sans doute muré de triples murs. Le lit-alcôve, large et bas, qui semble creusé dans la profondeur d’une paroi épaisse comme un rempart, a des rideaux et une couverture en soie d’un bleu couleur de nuit. Point de sièges, d’ailleurs il y en aurait à peine la place ; point de livres non plus, et on y verrait à peine pour lire. Sur des coffres en bois noir, qui servent de tables, posent des bibelots mélancoliques, enfermés dans des guérites de verre : petits vases en bronze ou en jade, contenant des bouquets artificiels très rigides, aux pétales de nacre et d’ivoire. Et une couche de poussière, sur toutes ces choses, témoigne que l’on n’habite plus.

Au premier aspect rien ne précise un lieu ni une époque, — à moins que peut-être, au-dessus des rideaux de ce lit mystérieux et quasi funéraire, dans le couronnement d’ébène, la finesse merveilleuse des sculptures ne révèle des patiences chinoises. Ailleurs cependant tout est sobre, morne, conçu en lignes droites et austères.

Où donc sommes-nous, dans quelle demeure lointaine, fermée, clandestine ?

Est-ce de nos jours que quelqu’un vivait ici, ou bien était-ce dans le recul des temps ? Depuis combien d’heures — ou combien de siècles — est-il parti, et qui pouvait-il bien être, l’hôte de la chambre abandonnée ?…

Quelque rêveur très triste évidemment, pour avoir choisi ce recoin d’ombre, et très raffiné aussi, pour avoir laissé derrière lui cette senteur distinguée, et très las, pour s’être complu dans cette terne simplicité et ce crépuscule éternel.

Vraiment on se sent étouffé par ces trop petites fenêtres, aux carreaux voilés de papier soyeux, qui n’ont pu jamais s’ouvrir pour le soleil ni pour l’air, puisqu’elles sont partout scellées dans le mur. Et puis, on repense à tout ce qu’il a fallu faire de chemin et rencontrer d’obstacles, avant d’arriver ici, et cela inquiète.

D’abord, la grande muraille noire, la muraille babylonienne, les remparts surhumains d’une ville de plus de dix lieues de tour, — aujourd’hui en ruines et en décombres, à moitié vidée et semée de cadavres. Ensuite une seconde muraille, peinte en rouge sombre de sang, qui forme une autre ville forte, enfermée dans la première. Ensuite une troisième muraille, plus magnifique, mais de la même couleur sanglante, — muraille du grand mystère celle-ci, et que jamais, avant ces jours de guerre et d’effondrement, jamais aucun Européen n’avait franchie ; nous avons dû aujourd’hui nous y arrêter plus d’une heure, malgré les permis signés et contresignés ; à travers les serrures d’une porte farouche, qu’un piquet de soldats entourait et que des madriers barricadaient par derrière comme en temps de siège, il a fallu menacer, parlementer longuement, avec des gardiens intérieurs qui voulaient se dérober et fuir. Une fois ouverts les battants lourds, bardés de ferrures, une autre muraille encore est apparue, séparée de la précédente par un chemin de ronde, où gisaient des lambeaux de vêtements et où des chiens traînaient des os de mort, — nouvelle muraille toujours du même rouge, mais encore plus somptueuse, couronnée, sur toute sa longueur infinie, par des ornements cornus et des monstres en faïence jaune d’or. Et enfin, ce dernier rempart traversé, des vieux personnages imberbes et singuliers, venus à notre rencontre avec des saluts méfiants, nous ont guidés à travers un dédale de petites cours, de petits jardins murés et remurés, où végétaient, entre des rocailles et des potiches, des arbres centenaires ; tout cela séparé, caché, angoissant, tout cela protégé et hanté par un peuple de monstres, de chimères en bronze ou en marbre, par mille figures grimaçant la férocité et la haine, par mille symboles inconnus. Et toujours, dans les murailles rouges au faîte de faïence jaune, les portes derrière nous se refermaient : c’était comme dans ces mauvais rêves où des séries de couloirs se suivent et se resserrent, pour ne vous laisser sortir jamais plus.

Maintenant, après la longue course de cauchemar, on a le sentiment, rien qu’à contempler le groupe anxieux des personnages qui nous ont amenés, trottinant sans bruit sur leurs semelles de papier, le sentiment de quelque profanation suprême et inouïe, que l’on a dû commettre à leurs yeux en pénétrant dans cette modeste chambre close : ils sont là, dans l’embrasure de la porte, épiant d’un regard oblique le moindre de nos gestes, les cauteleux eunuques en robe de soie, et les maigres mandarins qui portent au bouton rouge de leur coiffure la triste plume de corbeau. Obligés pourtant de céder, ils ne voulaient pas ; ils cherchaient, avec des ruses, à nous entraîner ailleurs, dans l’immense labyrinthe de ce palais d’Héliogabale, à nous intéresser aux grandes salles sombrement luxueuses qui sont plus loin, aux grandes cours, là-bas, et aux grandes rampes de marbre où nous irons plus tard, à tout un Versailles colossal et lointain, envahi par une herbe de cimetière et où l’on n’entend plus que les corbeaux chanter…

Ils ne voulaient absolument pas, et c’est en observant le jeu de leurs prunelles effarées que nous avons deviné où il fallait venir.

Qui donc habitait là, séquestré derrière tant de murs, tant de murs plus effroyables mille fois que ceux de toutes nos prisons d’Occident ? Qui pouvait-il bien être, l’homme qui dormait dans ce lit, sous ces soies d’un bleuâtre nocturne, et, qui, pendant ses rêveries, à la tombée des soirs, ou bien à l’aube des jours glacés d’hiver pendant l’oppression de ses réveils, contemplait ces pensifs petits bouquets sous globe, rangés en symétrie sur les coffres noirs ?…

C’était lui, l’invisible empereur fils du Ciel, l’étiolé et l’enfantin, dont l’empire est plus vaste que notre Europe, et qui règne comme un vague fantôme sur quatre ou cinq cents millions de sujets.

De même que s’épuise dans ses veines la sève des ancêtres presque déifiés, qui s’immobilisèrent trop longtemps au fond de palais plus sacrés que des temples, de même se rapetisse, dégénère et s’enveloppe de crépuscule le lieu où il se complaît à vivre. Le cadre immense des empereurs d’autrefois l’épouvante, et il laisse à l’abandon tout cela ; l’herbe pousse, et les broussailles sauvages, sur les majestueuses rampes de marbre, dans les grandioses cours ; les corbeaux et les pigeons nichent par centaines aux voûtes dorées des salles de trône, couvrant de terre et de fiente les tapis somptueusement étranges qu’on y laisse pourrir. Cet inviolable palais, d’une lieue de tour, qu’on n’avait jamais vu, dont on ne pouvait rien savoir, rien deviner, réservait aux Européens, qui viennent d’y entrer pour la première fois, la surprise d’un délabrement funèbre et d’un silence de nécropole.

Il n’allait jamais par là, le pâle empereur. Non, ce qui lui seyait à lui, c’était le quartier des jardinets et des préaux sans vue, le quartier mièvre par où les eunuques regrettaient de nous avoir fait passer. Et, c’était, dans un renfoncement craintif, le lit-alcôve, aux rideaux bleu-nuit.

De petits appartements privés, derrière la chambre morose, se prolongent avec des airs de souterrains dans la pénombre plus épaisse ; l’ébène y domine ; tout y est volontairement sans éclat, même les tristes bouquets momifiés sous leurs globes. On y trouve un piano aux notes très douces, que le jeune empereur apprenait à toucher, malgré ses ongles longs et frêles ; un harmonium ; une grande boîte à musique jouant des airs de nostalgie chinoise, avec des sons que l’on dirait éteints sous les eaux d’un lac.

Et enfin, voici le retiro sans doute le plus cher, étroit et bas comme une cabine de bord, où s’exagère la fine senteur de thé et de rose séchée.

Là, devant un soupirail voilé de papier de riz qui tamise des petites lueurs mortes, un matelas en soie impériale jaune d’or semble garder l’empreinte d’un corps, habituellement étendu. Il y traîne quelques livres, quelques papiers intimes. Plaquées au mur, il y a deux ou trois images de rien, pas même encadrées, représentant des roses incolores, — et, écrite en chinois, la dernière ordonnance du médecin pour ce continuel malade.

Qu’était-ce, au fond, que ce rêveur, qui le dira jamais ? Quelle vision déformée lui avait-on léguée des choses de la terre, et des choses d’au delà, que figurent ici pour lui tant d’épouvantables symboles ? Les empereurs demi-dieux dont il descend faisaient trembler la vieille Asie, et, devant leur trône, les souverains tributaires venaient de loin se prosterner, emplissant ce lieu de cortèges et d’étendards dont nous n’imaginons plus la magnificence ; lui, le séquestré et le solitaire, entre ces mêmes murailles aujourd’hui silencieuses, comment et sous quels aspects de fantasmagorie qui s’efface gardait-il en soi-même l’empreinte des passés prodigieux ?

Et quel désarroi sans doute, dans l’insondable petit cerveau, depuis que vient de s’accomplir le forfait sans précédent, que ses plus folles terreurs n’auraient jamais su prévoir : le palais aux triples murs, violé jusqu’en ses recoins les plus secrets ; lui, fils du Ciel, arraché à la demeure où vingt générations d’ancêtres avaient vécu inaccessibles ; lui, obligé de fuir, et dans sa fuite, de se laisser regarder, d’agir à la lumière du soleil comme les autres hommes, peut-être même d’implorer et d’attendre !…



Au moment où nous sortons de la chambre abandonnée, nos ordonnances, qui s’étaient attardés à dessein derrière nous, se jettent en riant sur le lit aux rideaux couleur de ciel nocturne, et j’entends l’un d’eux à la cantonade, avec une voix gaie et l’accent gascon :

— Comme ça au moins, mon vieux, nous pourrons dire que nous nous sommes couchés dan
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