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Citation de Partemps


Très tard la fumée de l’opium nous tient en éveil, dans un état lucide et confus à la fois. Et nous n’avions jamais à ce point compris l’art chinois ; c’est vraiment ce soir, dirait-on, qu’il nous est révélé. D’abord, nous en ignorions, comme tout le monde, la grandeur presque terrible, avant d’avoir connu cette « Ville impériale », avant d’avoir aperçu le palais muré des Fils du Ciel ; et, à cette heure nocturne, dans la galerie surchauffée, au milieu de la fumée odorante épandue en nuage, l’impression qui nous reste des grands temples sombres, des grandes toitures d’émail jaune couronnant l’énormité titanesque des terrasses de marbre, s’exalte jusqu’à de l’admiration subjuguée, jusqu’à du respect et de l’effroi…

Et puis, même dans les mille détails des broderies, des ciselures, dont la profusion ici nous entoure, combien cet art est habile et juste, qui, pour rendre la grâce des fleurs, en exagère ainsi les poses languissantes ou superbes, le coloris violent ou délicieusement pâle, et qui, pour attester la férocité des êtres quels qu’ils soient, voire des moindres papillons ou libellules, leur fait à tous des griffes, des cornes, des rictus affreux et de gros yeux louches !… Elles ont raison, les broderies de nos coussins : c’est cela, les roses, les lotus, les chrysanthèmes ! Et, quant aux insectes, scarabées, mouches ou phalènes, ils sont bien tels que ces horribles petites bêtes peintes en reliefs d’or sur nos éventails de cour…

Dans un anéantissement physique très particulier, qui laisse se libérer l’esprit (à Bénarès, peut-être dirait-on : se dégager le corps astral), tout nous parait facile, amusant, dans ce palais, et ailleurs dans le monde entier. Nous nous félicitons d’être venus habiter la « Ville jaune » à un instant unique de l’histoire de la Chine, à un instant où tout est ouvert et où nous sommes encore presque seuls, libres dans nos fantaisies et nos curiosités. La vie nous semble avoir des lendemains remplis de circonstances intéressantes, et même nouvelles. En causant, nous trouvons des suites de mots, des formules, des images rendant enfin l’inexprimable, l’en-dessous des choses, ce qui n’avait jamais pu être dit. Les désespérances, les grandes angoisses que l’on traînait partout comme le boulet des bagnes, sont incontestablement atténuées.

Quand aux petits ennuis de la minute présente, aux petits agacements, ils n’existent plus… Par exemple, à travers les glaces de la galerie, quand nous apercevons, dans le lointain du palais de verre, un pâle fanal de mauvais aloi qui se promène, nous disons, sans que cela nous agite aucunement :

— Tiens ! encore les voleurs ! Ils doivent pourtant nous voir. Demain il faudra songer à refaire une battue !

Et nous jugeons indifférent, confortable même, que des vitres seules séparent nos coussins, nos soies impériales, du froid, de l’horreur, — des entours où les cadavres, à cette heure tardive, se recouvrent de gelée blanche, dans les ruines.
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