Selon cette théorie, le travail forcé, le système policier, les massacres de population pendant la période coloniale sont des excès regrettables qu’il convient de condamner, mais ils sont complètement en marge de la ligne triomphale qui a amené les continents non européens à s’intégrer au marché mondial. Or, ceux qui ont eu à penser la colonisation à priori, notamment les militaires chargés des « conquêtes » ou des « pacifications » au tournant du XIXe et du XXe siècle en ce qui concerne l’Afrique, l’ont prévue d’une façon infiniment plus réaliste. Pour eux la violence était un moyen nécessaire, le seul moyen pour intégrer les sociétés « primitives » à l’économie de marché. Le résultat qu’ils visaient il y a soixante-dix ans, nous le voyons atteint depuis une dizaine d’années : grâce à la violence exercée pendant suffisamment longtemps, les conditions d’instauration d’une domination capitaliste « normale » ont été établies ; avant tout, il n’est plus besoin de coercition pour recruter des forces de travail ; autrement dit, il existe désormais des « travailleurs libres ». Certes, de la plupart des ex-colonies, les armées de l’ancien colonisateur ne sont jamais très éloignées ; mais elles interviennent le moins possible et jamais directement dans le processus de production.
La « nouveauté » du « néo »-colonialisme, ce n’est rien d’autre que cela : mis à part le cas où il est menacé par une révolution socialiste, le capital dans les néo-colonies peut maintenant fonctionner de façon pacifique, en recrutant les forces de travail grâce au « double moulinet » de la prolétarisation (d’un côté) et de l’accumulation du capital (de l’autre) et non plus grâce au travail forcé. Et c’est bien seulement lorsque cette étape est éteinte, c’est-à-dire lorsque la force de travail devient une marchandise comme les autres, qu’on peut dire qu’une société est entièrement dominée par l’ « économie de marché ». (pp. 34-35)