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Citation de rachelnomad


Le quai est inhospitalier en cette fin de journée de décembre. Elle tourne la tête vers la gauche. Elle est prise d’un vertige à la vision hypnotique d’une succession sans fin de quais déserts, séparés par des sillons de rails, sans train, sans personne, éclairés faiblement à intervalles réguliers par les rampes d’une lumière blafarde. À droite, le train en partance est un rempart contre l’abîme. De rares ombres errantes agitent le funeste tableau. Une valise dans une main, un billet dans l’autre, elles vérifient encore et encore les numéros qui leur sont attribués, cherchant avec une inquiétude décelable dans la tension de leur corps à reconnaître leur voiture. Alba suspend sa marche, se retient d’entrer en scène, de devenir elle aussi une ombre perdue dans cet illusoire ballet.
Deux êtres vivants attirent son regard. Une faible lumière habite l’extrême lenteur de leur rythme. Elle tranche avec la fièvre des voyageurs fantoches. Alba s’arrête. Rien d’autre n’a d’importance que de s’accrocher à leur filet de vie. Un vieil homme élégant en manteau de laine vert foncé, les mains gantées de cuir, avance dou- cement, un pas après l’autre, sa cadence en parfaite harmonie avec l’hésitation de celle qui s’accroche à son bras. Alba observe leur fra- gilité, l’affection qui se dégage de l’allure de ce couple en bout de course. Elle ne voit qu’eux, s’insurge lorsqu’ils sont bousculés par l’indifférence, admire leur inaltérable dignité. Les petits pas pré- cipités, mal assurés de la vieille dame, semblent vouloir suivre les enjambées fatiguées de son compagnon dont la jambe droite racle discrètement le sol. Péniblement, le vieil homme dépose leur valise sur le haut des trois marches du train. Il invite d’un sourire tendre et de mots murmurés à son oreille celle qui dodeline légèrement de la tête, vaincue par les coups bas de la vieillesse, à s’appuyer plus fermement sur son bras. Chacun se prépare à l’épreuve physique : celle de se hisser en haut des marches, pour elle d’abord, pour lui ensuite. Il hésite entre monter le premier, la laissant un instant sur le quai, et saisir ses avant-bras ou la soutenir par-derrière. Il ne lâche jamais sa main alors qu’il escalade la première marche. Il colle son corps contre la porte ouverte du wagon pour lui laisser la place de monter à son tour sur le premier degré, la tenant. En une lente ascen- sion, une marche partagée après l’autre, ils s’épuisent, heureux de

l’épreuve remportée. Alba aperçoit l’échange furtif d’un sourire fati- gué et complice. Et tous deux reprennent leur lente marche jusqu’à leurs deux places réservées. Elle se tient debout, prenant appui sur le dos du siège. Les doigts du vieil homme déboutonnent la pèle- rine de celle qui tremble si fortement que ses gestes ne répondent plus avec précision aux injonctions de son cerveau. Il accompagne le glissement de la pelisse sur les épaules, l’accroche à la patère. Il lève l’accoudoir entre les deux assises et l’aide à s’installer près de la fenêtre. Après avoir déposé délicatement un châle sur son aimée, il range la valise, enlève son manteau, s’assied, sans un soupir de soulagement qui pourrait signifier que ce fut, pour lui, un combat. Il veut être, rester le plus aérien possible pour elle. Il sourit encore à celle qui pose sa tête sur son épaule. Alba, hypnotisée, est restée sur le quai, se rapprochant seulement de la fenêtre pour suivre ce duo. À son vulnérable isolement, elle oppose leur indestructible complicité. À leur tendresse lente, elle oppose sa fuite en avant. À son corps qui brûle de curiosité et de crainte, à son âme confuse, elle oppose la délicatesse de leurs gestes.
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