Raphaël Draï

Telle semble être la grande vulnérabilité de Jésus : il lui faut être accepté, quoi qu'il dise ou fasse, à tout prix. Exigence affective ou besoin de toute-puissance, celui-là même où Freud décèle l'une des principales caractéristiques de la pensée totémique ? ... Jésus se présente - ou est présenté - de cette façon : procureur intraitable, instruisant exclusivement à charge mortelle contre une collectivité humaine dont il pense qu'elle le rejette et le récuse, alors qu'elle lui demande, au titre de sa propre Tradition, de prouver ses annonces et ses déclarations car celles-ci peuvent s'avérer d'une immense portée, recéler de tragiques conséquences.

p. 232

Une fois de plus se décèlent à l'oeuvre des procédés d'exégèse militante dont la cécité non seulement intellectuelle mais morale devient préoccupante. Loin d'exalter la personne, les paroles et les faits de Jésus, ces procédés les altèrent et les ternissent, comme si sa grandeur, ne trouvant à s'appuyer sur ses propres fondements et procéder de causes originelles, devait se payer de l'abaissement corrélatif d'autrui.

p. 217

En l'état, cette glose (concernant "le bon scribe"), tendancieuse et fallacieuse, soulève une question encore plus grave que celle portant sur les exigences déontologiques requises de la part d'un commentateur des récits évangéliques : celle qui porte sur les conditions de validation intellectuelle de ces récits eux-mêmes. Si, pour les valider, il devient indispensable de se livrer à des distorsions de sens et à de pareilles défigurations culturelles, l'on est inévitablement conduit à s'interroger sur ce qui rend inévitables des pratiques aussi déloyales : à savoir la très grande difficulté de trouver un fondement autonome à la foi que l'on entend illustrer et promouvoir. Affirmer que les pharisiens, que les péroushim, idolâtraient la lettre de la loi au détriment de l'exigence de charité, alors qu'ils faisaient du respect du tsédek et de la tsedaka (justice et charité) le coeur de leur doctrine, ne s'impute plus à banale ignorance. Quoi qu'on en ait, l'on se trouve face à l'une des expressions les plus cliniques de cette forme de haine encore plus destructive que la haine gratuite : la haine à visage d'amour, déjà signalée.

p. 208

(Au procès de Jésus). Selon Matthieu, toute cette formation, sans exception d'aucun de ses membres, cherchait un "faux témoignage". Or selon le droit d'Israël l'unanimité, notamment en matière capitale, est une cause de nullité probable pour la procédure en cours. En la matière, une contre-objection peut être formulée de la part des "accusateurs" : à l'époque où les faits se déroulent, les règles de procédure n'avaient pas cours. Elles sont apparues au moins un siècle plus tard avec la configuration de la Michna et justement, dans l'intention de neutraliser les incriminations insupportables contenues dans les récits évangéliques. Mais il se peut aussi, à l'inverse, comme les historiens du droit hébraïque le montrent et le démontrent, que l'une des causes qui ont abouti à la codification de la Michna et des deux Talmuds, celui de Babylone et celui de Jérusalem, a été la propagande chrétienne et la diffusion de si délirantes accusations à des fins déloyalement prosélytiques.

p. 198-199.

Ce qui explique pourquoi les sopherim (scribes) vérifiaient les lignées généalogiques, surtout pour le groupe des cohanim (prêtres) devant officier dans la Maison de Sainteté à rebâtir. Les sopherim étaient considérés comme des ennemis par ceux qui n'adhéraient pas à ce projet de reconstruction physique et de reconstruction identitaire, un projet taxé par eux de repli sur soi et de fermeture à un universalisme qui correspondait surtout à leur désir de disparition ethnique et spirituelle.

p. 207

En tous cas cette scène-là (guérison du paralytique) met on ne peut mieux en évidence une donnée de plus en plus profonde du cheminement de Jésus en son humanité : toutes les fois que son enseignement ne fait pas loi de soi, il impute la contradiction soulevée non plus même à une offense personnelle mais à lèse-divinité et il y réagit par une revendication compensatoire de toute-puissance. Celle-ci suffit rarement à emporter la conviction de ses interlocuteurs.

p. 141

Le style qualifié d'évangélique comporte de ces intonations paranoïdes surprenantes, lorsque le contradicteur potentiel ou l'opposant sont traités tels des animaux sauvages, en l'occurrence des loups dont on connaît l'incidence sur l'imaginaire et les affects de peur qui l'investissent ... Se constitue par ces voies un univers symbolique et un domaine psychique dont l'on admettra que la paix n'y poussera pas en terre féconde.

p. 222

(Saraï et Hagar, concubine d'Abraham, et le mot 'HAMAS). C'est pourquoi Saraï utilise le mot 'HAMAS pour qualifier son opprobre naissant. 'HAMAS désigne la violence corruptrice et corrosive, celle qui avait sévi avant le Déluge qu'elle avait fini par provoquer (Genèse VI-11).

Note : on observera qu'en langue arabe ce mot est au contraire connoté fort positivement si ce n'est glorieusement. Il semble parfois que des langues affines se situent l'une au regard de l'autre en position de symétrie inversée, comme les mythes d'Amérique du Nord et d'Amérique du Sud étudiés par Claude Levi-Strauss dans ses "Mythologiques".

p. 270

Sur le chemin de la divinisation, Jésus ne tolère plus le moindre doute, la moindre contradiction, la moindre mise en question, comme s'il allait de soi, pour les membres du peuple d'Israël, qu'on les invite à célébrer un culte où il soit question de consommer de la chair et de boire du sang provenant d'un être humain, à pratiquer ces cultes célébrés au pays de Canaan dont Dieu avait chassé les peuplades qui se livraient à de telles pratiques et à d'autres encore, plus abominables, comme l'infanticide liturgique.

p. 234

Dès que Jésus pressent ou perçoit une réticence, la non-adhésion immédiate aux positions qu'il expose et aux certitudes qui l'animent, il s'extrait spirituellement d'Israël et le dévalorise en lui opposant l'exemplarité des autres peuples, païens de préférence.

p. 109