AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


Lettre sur les origines de la géopoétique [1]


1.

Si une grande partie du travail que j’ai effectué concerne le littoral (rivage, côte, grève, plage…) – à tel point qu’il m’est arrivé de parler de littoralité (ce qui, dans mon esprit, donnait un espace physique à la littérature, et une force orale au langage écrit) – c’est, je pense, pour plusieurs raisons.

D’abord, nous y sommes près des origines biologiques, et on ne peut y ignorer les rythmes primordiaux. Dans cet espace-là, nous avons un pied dans la société humaine (espace habité, inscrit), et l’autre dans le cosmos, le chaos-cosmos, le chaosmos, non-humain. C’est sans doute pour cela qu’un vieux texte appartenant à la tradition que je porte, peut-être, dans la moelle de mes os, texte qui s’intitule Imacallam in da thuarad («Le dialogue des deux lettrés») dit ceci: «Le rivage a toujours été le lieu de prédilection des poètes.»

Ensuite, né et élevé sur le rivage atlantique de l’Europe, très précisément sur la côte ouest de l’Écosse, sa topographie est inscrite dans mon cerveau. Je suis loin de croire que le paysage originel d’un individu dicte nécessairement son paysage mental: avec une intelligence énergique et un esprit de découverte, il peut en venir à penser, à l’encontre de toute fixation localiste et de toute idéologie identitaire, que d’autres paysages physiques sont plus intéressants. Mais c’est un fait que la côte ouest de l’Écosse a de quoi attirer et inspirer l’esprit. On se souviendra de l’idée proposée par Humboldt dans Cosmos selon laquelle la topographie même de la côte d’Hellas, cette multiplicité de promontoires et d’îles, de criques et de baies, a joué un grand rôle dans la genèse du «miracle» intellectuel grec. Or, la côte ouest de l’Écosse, avec son contour hautement irrégulier et ses centaines d’îles, possède une topographie semblable.

En troisième lieu, maintenant que nous recommençons à entendre parler du concept d’«Europe» je pense qu’il serait bon pour le continent de jeter un coup d’œil vers l’Ouest, de prendre en considération son ouverture atlantique, assez négligée, du moins en France. Se voulant un pays «latin», la France s’est tournée trop exclusivement peut-être vers la Méditerranée. Elle y cherche une identité. À une époque d’instabilité cosmopolitique, de standardisation universelle, on peut comprendre ce repli sur des havres de culture ancienne, tout en se disant que l’on a affaire à un blocage. Que l’on com-mence dans la Méditerranée, soit – c’est un espace fascinant. Mais celui-ci montre depuis des siècles des signes d’épuisement, et même aux premiers siècles, on en sortait: Phéniciens, Pythéas, moines errants… Au-delà du discours identitaire, au-delà des cultures-clôtures, où l’on étouffe, il peut y avoir un espace de respiration, un lieu de mouvements oubliés, voire inédits, peut-être, qui sait, un nouveau sens de la culture.

C’est avec de tels nuages d’idées en tête (météorologie mentale) que j’arpente depuis de longues années (cet arpentage s’accompagnant d’art et de pensée) le littoral atlantique.

2.

En termes de civilisation, cet Ouest atlantique de l’Europe a été marqué par deux facteurs: une destinée négative (j’emprunte la notion au géographe Le Lannou : «Il n’y a entre nos finistères atlantiques d’autre unité qu’une communauté de destins somme toute négatifs») et une révolution industrielle. Ces deux facteurs: d’un côté, l’isolement d’une région finistérienne économiquement archaïque, de l’autre, une explosion industrieuse économiquement violente, peuvent sembler totalement antinomiques, mais il existe entre eux, me semble-t-il, des liens profonds En drainant la population active vers les grands centres, la révolution industrielle a contribué à l’isolement, qui n’est pas nécessairement négatif en soi: l’isolement peut être un atout. C’est quand il devient esseulement qu’il devient réellement négatif. Quant aux origines profondes de la révolution industrielle, je proposerais cette idée-ci: divorcés d’avec toute sensation de la terre par une idéologie ou une religion (le puritanisme, par exemple), des esprits actifs vont se mettre à imaginer et à inventer. C’est un fait assez connu, par exemple, que les Britanniques (Écossais souvent en tête) furent aux avant-postes de la révolution industrielle. Passons rapidement sur les problèmes d’identité provoqués par l’arrachement et l’esseulement, et sur les tentatives (romantiques) pour faire revivre d’antiques traditions (tout un folklore, souvent fantaisiste). Il a été dit, par exemple, à propos de l’Irlande, et en Irlande même, que si la perte du gaélique était une tragédie, la tentative faite pour le préserver était une farce. Tragédie et farce, isolement et violence, silences et explosions – ce portrait géo-psychologique s’applique, à des degrés divers et avec des manifestations diverses selon les micro-régions, à toute la périphérie du Grand Ouest européen. Autrement dit, cette région n’a pas encore trouvé sa cohérence, sa composition, sa poétique (tout en maintenant une sorte de poéticité floue et, bien sûr, toutes sortes de petites poésies localistes).

Or, l’autre jour, je me tenais sur les bords d’Atlantic Quay, à Glasgow, d’où il est facile de voir combien la situation civilisationnelle a changé: il y a nettement moins d’usines crachant une fumée jaune ou noire, et les grues des chantiers navals se dressent dans le décor comme des squelettes dans un musée d’histoire naturelle – ou comme des œuvres d’art. Il est évident que nous sommes en train de quitter la phase industrielle de la civilisation pour aller vers autre chose : une ère «post-industrielle», marquée par deux activités considérées comme essentielles: l’information et la culture. Mais «culture», il faut toujours se le rappeler, ne signifie pas production de plus de livres, ou création d’un orchestre supplémentaire, et si l’information doit être facteur de culture, il faut qu’elle devienne «enformation».

Dans Le Destin des civilisations, Léo Frobenius avance une hypothèse intéressante. Selon lui, après la «conquête mécanique» du globe, à la suite de la civilisation techno-économiste, devrait avoir lieu un grand tournant. Et, toujours selon lui, puisque les peuples du littoral atlantique furent en grande partie responsables de cette phase techno-économiste de la civilisation, puisque c’est sur le littoral atlantique que celle-ci avait pris son essor, c’est là aussi qu’on verrait non seulement les premiers signes de sa fin, mais, peut-être, les commencements d’autre chose – autre chose que de simples réactions à la phase techno-économiste de la part de ceux qui se sentaient lésés par elle, atteints dans leur «identité», etc. (je prolonge un peu son argumentation). Ce qui «devrait», ce qui pourrait commencer, serait une culture mondiale (Weltkultur) qui correspondrait à l’économie mondiale déjà plus ou moins en place. Cette culture aurait trois caractéristiques principales:

1) Elle serait fondée sur un type de pensée libérée à la fois du rationalisme français, du réalisme anglais et du matérialisme nord-américain.
2) Elle saurait opérer une orchestration de toutes les cultures.
3) Cette pensée elle-même serait ouverte à l’intuition directe, à des «saisissement» du dehors, ce qui exigerait une «attitude orientale».

Je pense qu’il serait relativement facile d’obtenir un accord général sur la nécessité de sortir du rationalisme, du réalisme et du matérialisme (tout un mouvement s’y efforce depuis un siècle) – sans tomber dans l’irrationnel, l’irréel ou la «spiritualité» (tout un pan de notre civilisation s’y vautre)… Quant à une «attitude orientale», qui ne signifie ni conversion à des croyances, ni importation pure et simple de systèmes codifiés, mais sûrement l’étude de principes et de voies autres que ceux de l’Occident, c’est une chose à laquelle je m’intéresse depuis longtemps. Dans un essai de La Figure du dehors («Le zen et les oiseaux de Kentigern») j’ai même tenté de démontrer comment cette «attitude orientale» peut trouver sur le littoral de l’Ouest un terrain d’élection. C’est sur la notion d’«orchestration des cultures», et sur le mouvement vers une culture mondiale, que l’on risque d’achopper, car d’aucuns voudront n’y voir qu’une sorte de melting-pot uniforme. Une telle orchestration est un travail poétique, ce qui explique d’abord pourquoi ses réalisations sont rares (quelques œuvres de la modernité finissante allant dans ce sens en musique, en arts plastiques, et en littérature existent pourtant), ensuite, pourquoi ces manifestations, quand elles existent, sont difficilement intégrables à la société, qui vit, normalement, soit sur des modèles classiques, soit sur des futilités. Ces œuvres que j’évoque sont comme les îles d’un archipel qui n’existe pas encore. Elles existent dans un no man’s land. En attendant, chaque nation, chaque «communauté culturelle» établie, essaie, en produisant «de la culture», de se persuader qu’elle a encore «une culture», en se disant, peut-être, intimement, dans des moments fugitifs de lucidité, que si tout cela n’a rien de très important, c’est du moins respectable… Il en va autrement si l’on veut qu’il y ait un monde, et non seulement un commerce pseudo-culturel. Si, pour commencer, la mondialisation, qui me semble pourtant l’horizon souhaitable, est un trop gros morceau, on peut d’ores et déjà considérer quelques aires de culture. En prenant la Méditerranée comme grande aire culturelle, et non seulement comme réservoir de culture classique, il faudrait considérer non seulement les apports grecs, romains, juifs et arabes, mais aussi ceux des Perses et des Phéniciens (de Tyr et de Carthage), ainsi que de tous ces peuples obscurs des côtes et des îles qui ont laissé des traces (à Malte, en Sardaigne, dans l’Espagne méridionale, dans les Baléares) qui ne s’insèrent aucunement dans le cadre de la culture classique.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}