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Citation de Partemps


5.

Lors de mes premiers aller-retour entre l’Écosse et la France, je pensais en termes de révolution culturelle. Au moment de cette reprise de contact avec le pays calédonien, j’avais autre chose en tête. Sur le plan culturel, la plus grande description de l’état de choses me semblait toujours La Terre gaste (The Wasteland) de T.S. Eliot. Lui-même avait essayé d’en sortir en se convertissant à une orthodoxie chrétienne, solution que je ne pouvais accepter. Sur le plan littéraire, on n’en était plus aux grandes lamentations et aux grandes fresques d’Eliot et de Pound, le terrain d’action et de pensée s’était considérablement rétréci: les poètes tondaient leur pelouse, et les prosateurs touillaient à longueur de romans la même soupe socio-psychologique. D’une manière générale, les écrivains donnaient tous l’impression d’être passés par des écoles de creative writing et d’en être sortis avec de bonnes notes. Seule exception à mes yeux, MacDiarmid en Écosse, mais ni son nationalisme ni son communisme n’emportaient mon adhésion, et si ses longs poèmes m’intéressaient par la quantité d’informations qu’ils véhiculaient, rares étaient ceux dans lesquels l’information devenait enformation; on avait affaire à des amas informes et indigestes – préférables, et de loin, à la production littéraire normale, normalisée, mais laissant encore beaucoup à désirer.

D’Eliot, à cette époque, je retenais surtout la petite série de Landscapes, en particulier celui écrit à Cape Ann, sur la côte du Massachusetts, qui se termine ainsi: «Abandonne ce pays à la fin, abandonne-le à son vrai propriétaire, le goéland coriace – les palabres sont terminés.» Les palabres étaient, effectivement, terminés en ce qui me concernait. Je me tournais vers le paysage en me disant que de là, peut-être, grâce à quelque chose que je nommais landscape-mindscape (paysage physico-mental), pourrait surgir un nouveau commencement, une nouvelle base. Quiconque s’intéresse à la notion de scape (étendue, proche de scope, envergure, et de shape, forme) rencontre assez vite Gerard Manley Hopkins, qui élabora toute une théorie autour de deux concepts: inscape (la caractéristique intrinsèque d’une chose – proche de la haecceitas, l’«être-ainsi», de Duns Scot) et instress (la manière d’actualiser l’inscape des choses, de la vie, dans l’esprit du lecteur, de l’auditeur, du spectateur). En 1881, Hopkins travaillait, en tant que prêtre jésuite, à l’église Saint-Joseph de Glasgow. Cette année-là, il fit un voyage dans les Hautes-Terres au cours duquel il écrivit le poème «Inversnaid»:

Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand-route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,
Oh ! Qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! [4]

J’aimais l’énergie d’un tel poème, ainsi que son apologie des lieux sauvages (the wilderness). C’est la chose sur laquelle Hopkins ne cesse de revenir dans ses lettres et dans ses essais: «Je désire les terres sauvages, l’inculte», «où est la sauvagerie des terres sauvages?» (where is the wildness of the wilderness ?) Mais je trouvais le ton trop excité. Je trouvais aussi qu’il était d’une linguisticité (si je puis dire) excessive. Dans certains autres de ses poèmes, la théologie faisait également à mon sens trop souvent intrusion. Bref et en fin de compte, je m’intéressais plus à la théorie qu’à la pratique. Je voulais quelque chose de plus sobre, quelque chose de moins baroque, de moins métaphorique. Je préférais de loin le poème-paysage de Hopkins à celui d’Eliot sur la lande de Rannoch, qui ne sort guère de l’histoire banale. Mais je ne voulais ni du récit historique, ni du lyrisme excité, surexcité.

J’étais en train d’avancer à tâtons vers ce que j’appelais à l’époque une «poétique atlantique».

Mais suivons la topographie, pas à pas.

Enfant et adolescent, j’avais parcouru une petite «région atlantique» qui consistait en quelques kilomètres carrés sur la côte ouest de l’Écosse: le rivage et l’arrière-pays d’un village du comté d’Ayrshire, avec l’île d’Arran (qui constitue un résumé de toute la topographie écossaise) dressée sur l’horizon. Mais au moment de cette nouvelle prise de contact avec l’Écosse, tout en n’oubliant pas le paysage antérieur, je m’intéressais surtout à cette chaîne de montagnes, Drumalban, qui va du détroit de la Clyde jusqu’au cap de la Colère. Dans son Historia (VIIIe siècle), Adam Bede l’appelle dorsum Britanniae, l’épine dorsale de l’île de Bretagne, et Fordun, dans son Scotichronicon (XVe siècle), parle de «grandes montagnes qui parcourent le milieu du pays, comme les hautes Alpes en Europe». C’est une région de gorges et de vallées encaissées, d’auges glaciaires et de plateaux comme celui de la lande de Rannoch où l’on a l’impression que les glaces du quaternaire viennent seulement de se retirer, laissant le terrain sous une étrange lumière et comme en attente d’un réveil.
Tout en cheminant dans la montagne, tout en arpentant la côte, guettant le vol d’un lagopède ou d’un fou de Bassan, je lisais tous les livres qui me semblaient pertinents: ceux qui me donneraient de la pure information, ceux qui contiendraient des éléments d’une écriture. Les cahiers bleus de la British Regional Geology m’accompagnaient en permanence: «Les îles et les promontoires qui s’échelonnent le long de la côte ouest de l’Écosse sont remarquables par les vestiges qu’ils gardent d’une activité ignée intense au cours du tertiaire – à cette période-là, il y a quarante millions d’années, des plateaux volcaniques faisant partie d’une région continentale ont dû s’étendre en ligne continue le long du littoral occidental» (Tertiary Volcanic Districts, 1935). Je lisais Mac Culloch, A Description of the Western Isles of Scotland (1814), Hugh Miller, The Old Red Sandstone (1841), Archibald Geikie, The Scenery of Scotland (1865), James Geikie, The Great Ice Age (1873), Heddge, Geognosy and Mineralogy of Scotland (1884), Craig, The Geology of Scotland (1965), Sissons, The Evolution of Scotland’s Scenery (1967), et bien d’autres. À ces études scientifiques j’ajoutais des lectures plus extravagantes, celle, par exemple, du livre de Giraldus Cambrensis, Topographia Hiberniae (XIIe siècle), où il est question d’un certain Gurguintius (on dirait Gargantua) qui aurait amené d’Espagne en Irlande des Basclenses, c’est-à-dire des Basques… Ou bien encore le livre de Martin Martin, A Description of the Western Islands of Scotland (1716), où l’on trouve des descriptions concernant, par exemple, l’île d’Arran: «Arran, son Étymologie, ses Montagnes, ses Baies, sa Terre, ses Pierres, ses Rivières, son Air» et où, dans la préface, on peut lire ceci: «Un grand changement est survenu dans l’état d’esprit du monde, et, par conséquent, dans la manière d’écrire.» Voilà, exactement, ce que je cherchais, le genre de chose que je voulais essayer de réaliser. Et il est vrai qu’on avait assisté au XVIIIe siècle à un réel commencement: un nouvel intérêt pour les choses de la nature, de nouvelles matières et de nouvelles méthodes. Mais comme le précise un historien de la culture, Clarence Glacken, dans son Traces on the Rhodian Shore (Traces sur le littoral de Rhodes), l’argumentation restait classique (tournant autour de la notion de Providence), et les conjectures (celles de Buffon sur la faune américaine, par exemple) pouvaient être complètement aberrantes, voire absurdes. À tel point qu’il préfère considérer cette fin du XVIIIe siècle comme la fin d’une période classique plutôt que le prélude à autre chose. Il me plaisait d’y voir cependant un certain prélude. Dans une jolie phrase, Glacken parle des idées de Montesquieu et d’autres arrivant sur les rivages écossais comme des bois flottés avant d’être recueillis par les William Robertson, Adam Smith, David Hume, Adam Ferguson et Dugald Stewart. Dans son History of America, Robertson, aussi docteur en Divinité qu’il fût, (attaché donc à l’idée théologique et téléologique) parle d’un «champ plus ample», et David Hume, dans Dialogues, écrivait: «Le champ, c’est le monde.» Pour en revenir à Glacken, celui-ci déclare dans la conclusion de son livre monumental que la nouvelle période, commençant avec la révolution industrielle, et comportant une spécialisation croissante dans les sciences, serait encore plus difficile à raconter et à décrire. La rédaction d’un tel livre me semblait sans conteste une œuvre importante, mais je n’y songeais, pour ma part, pas le moins du monde. Me situant à la fin de cette nouvelle période (la deuxième partie de la modernité ?), avec des besoins et des élans pris dans un mouvement, mon désir était, non pas d’écrire une histoire, mais d’ouvrir un champ. Je continuai donc à parcourir les rivages atlantiques…

À un moment donné, je me suis installé ici, en Bretagne, sur une partie de la côte marquée géologiquement par un phénomène connu sous le nom de «complexe centré».

Le travail continue, de façon multiple.
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