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Citation de Partemps


LE POÈME DANS L’ESPACE
A bien des égards, l’expérience géopoétique type est le voyage.

On n’ose presque plus utiliser ce mot à une époque aussi peu géopoétique que la nôtre, qui est pourtant championne toutes catégories en termes de «voyageurs-kilomètres» (unité de mesure utilisée par les compagnies de transport). Quelle est la valeur de tous ces déplacements? Quelle est leur teneur en sensation-de-monde? On devrait parler, pour ce qui nous intéresse (ce que White nomme pérégrination géopoétique), de «voyage paradoxal», par analogie avec l’expression de «sommeil paradoxal» employée en neurologie pour définir l’état du rêveur: extérieurement passif ou inerte, son électro-encéphalogramme montre une activité comparable à celle d’un individu éveillé. Ainsi, le voyage peut ressembler à du tourisme, mais extérieurement seulement. Cette analogie n’est pas fortuite: dans la perspective du parallélisme que nous avons esquissé, on pourrait dire que le voyage est à la géopoétique ce que le rêve est au surréalisme. La symétrie va plus loin: le rêve est pour le surréalisme un voyage, voyage au pays de l’inconscient, exploration et expérimentation (le «trip» de la drogue par exemple), dont l’écriture automatique est le journal de bord. A l’inverse, le voyage est pour la géopoétique, bien loin d’un quelconque tourisme, une sorte de rêve-du-réel. Je ne dis pas cela pour le seul plaisir de la symétrie: l’expérience poétique de la Terre a la caractéristique («paradoxale») de se dégager des interprétations mythologiques ou sentimentales de la nature, tout en faisant puissamment appel à une faculté d’imagination[18]. Sans doute un mot tel que celui d’imagination est-il d’un emploi aujourd’hui difficile, tant il est associé à des notions de monde intérieur opposé à l’extérieur, à un principe de libre subjectivité opposé à une scientificité supposée intégralement «objective».

Imaginer une chose c’est avant tout la faire exister en nous, l’accueillir, lui ménager un espace dans notre monde, la reconnaître - quelle que soit la nature de cette chose. La question du rapport entre le réel et l’imaginaire se pose, bien sûr, mais pas de la manière dont on la conçoit habituellement. Le déficit de contact avec le réel, dans nos existences, est dû la plupart du temps non pas à un excès mais à un manque d’imagination. Nous pouvons fort bien, par exemple, faire un voyage bien réel dans une contrée magnifique, et ne rien voir - ce qui s’appelle voir - si notre désir n’entre pas en résonance avec le paysage. Voir est une création, ou une re-création, pas un enregistrement. D’une certaine façon reconnaître précède connaître. Les choses qui n’ont pas de nom sont tout simplement invisibles. Ce qui ne préexiste pas n’existe pas. Bien que nous ne nous en rendions presque jamais compte, notre désir est extrêmement «programmé». Notre société, notre culture, notre langue nous disent, nous dictent ce qui est «réel» ou pas, ce qui est désirable ou pas. L’«équipement» le plus important que reçoit un individu dès les premières périodes de sa vie, est cette programmation de son désir. Il ne faut d’ailleurs pas considérer cela uniquement comme un fait négatif, comme on s’en rend bien compte dans les périodes de «trouble» individuel ou collectif. L’une des pires angoisses que peut connaître un individu ou un groupe, c’est de ne plus savoir quoi désirer, quoi faire de son désir, où l’affecter. Si l’on veut donner une certaine définition de l’«artiste», ce serait précisément celle d’un individu qui a appris à désaffecter, au moins partiellement, son désir des objets socialement et culturellement déterminés pour le garder libre de se porter sur de nouveaux objets. L’imagination est cette affectation (plus ou moins prédéterminée donc) du désir. L’imagination est la boussole du désir. Une culture se caractérise par son imagination, c’est-à-dire par les objets sur lesquels porte son désir. Que l’argent, l’objet le plus pauvre de tous (il n’a pas d’odeur...), soit devenu l’un des principaux objets de désir de notre civilisation en dit long sur son niveau de culture.

En ce sens, l’imagination la plus haute peut être définie comme imagination-du-réel. Parce que le réel - qu’il faudrait concevoir comme une tendance plutôt que comme un état - est, par définition en quelque sorte, un anti-réductionnisme. Le degré de réalité d’une chose se mesure à la «richesse» de cette chose (Spinoza dit: au nombre d’«attributs» qu’elle possède). Encore faut-il que nous percevions cette richesse, malgré l’irrépressible tendance de notre imagination (culturellement conditionnée) à limiter notre perception des choses au très petit nombre de traits ou d’aspects correspondant à ce que nous croyons être nos intérêts (matériels ou symboliques).

Imaginer le réel c’est le voir. Mais qu’est-ce que voir? (il y a toujours des arbres qui cachent la forêt). Aller au-delà des formes ou des qualités conventionnellement associées aux choses; mais ce n’est pas non plus «voir la chose telle qu’elle est» - formule qui ne veut pas dire grand-chose. Ce serait plutôt une perception constituée d’une série de «premières impressions» et qui en garde la fraîcheur, l’immédiate vérité. Une sorte de dialogue, dialogue avec un inconnu et dans une langue inconnue.

Henry Miller raconte quelque part qu’à une période de sa vie (à Big Sur je crois) il rencontrait fréquemment un vieux Chinois qui ne connaissait pas un mot d’anglais et qu’ils avaient ensemble d’extraordinaires conversations, chacun parlant une langue complètement incompréhensible à l’autre, ou même une langue «imaginaire» faite de sons dépourvus de significations; et non seulement ils se comprenaient parfaitement, mais ils retiraient de leurs échanges infiniment de joie et d’amitié. Ça, c’est ne pas manquer d’imagination!

Retrouver un rapport profond entre imagination et réalité demande d’aller au-delà des coïncidences ou anticipations «stupéfiantes», dont la formule s’inspire des vieilles pratiques divinatoires ou magiques (voire spiritistes, astrologiques ou tarotomaniaques, dans lesquelles Breton a quelque peu sombré dans les derniers temps du surréalisme) réduites le plus souvent à leurs aspects spectaculaires. Car la réalité avec laquelle il s’agit, par l’imagination, d’entrer en rapport intime, n’est pas seulement la réalité humaine (événements sociaux, rencontres amoureuses, chance ou malchance, réussites ou échecs, etc.), mais la réalité «exotique»: la Terre.

La Terre, ce n’est pas seulement le concept global de planète (auquel Michel Serres semble se limiter dans son Contrat Naturel qui suggère de personnifier la terre alors qu’il faudrait plutôt terrestrer» les personnes). La Terre ce n’est pas seulement ce que voient les astronautes à leur lucarne, c’est ceci, ici. Ce n’est pas pour rien que le poète «cosmique» Walt Whitman intitule son œuvre Feuilles d’herbe. Avant d’être un objet global, «la Terre» est le nom d’un affect, le «sens de la Terre», que chaque être est capable d’éprouver du fait même qu’il vit, localement, son existence terrestre. Si la Terre n’est pas présente à chaque être, dans son ici maintenant, elle n’est nulle part. On aura beau plaider avec tous les arguments possibles la «cause de la Terre», tant que celle-ci demeure une abstraction cela aura peu d’effets[19] (sinon des effets idéologiques).

C’est pourquoi l’expérience géopoétique, qu’on la nomme voyage ou habitation, est d’abord un rapport au lieu. Chine de Segalen, ou Walden de Thoreau. On pourrait parler de topognosie (ou de topophilie), mais toute expression de ce genre est inadéquate dans la mesure où elle désigne une approche qui prend les lieux, la terre, pour «objet» - ce qui n’est pas suffisant. C’est pourquoi je leur préfère la formule, assez curieuse, d’Antonin Artaud qui parle quant à lui de «culture dans l’espace». Cette expression évoque des formes culturelles (qu’elles soient scientifiques, imaginatives, ou les deux à la fois) qui n’ont pas seulement l’espace pour référent, mais qui seraient elles-mêmes des formes «spatiales», qui vivraient et respireraient dans et de l’espace réel. Artaud pensait particulièrement au théâtre (ce qu’il nommait le «théâtre de la cruauté», non par goût morbide mais pour indiquer le plus grand écart avec le «civilisé»), mais son indication va bien au-delà.

Culture dans l’espace, expérience du lieu... il y aurait beaucoup de précisions à apporter. Ne pas se limiter à une conception de l’espace comme pur schéma tridimensionnel homogène[20] et à une notion de lieu comme localisation formelle dans un système de coordonnées. Plutôt revenir à Aristote et à sa conception du «lieu naturel» propre à chaque corps, espace occupé par sa forme. Car il ne faut pas nécessairement penser à des hauts-lieux (Saint-Pierre de Rome ou le Tibet). Le lieu[21] est d’abord la conscience intense d’un ici. Kierkegaard disait que la plus haute nostalgie, c’est la nostalgie du chez-soi alors même qu’on y est! Il faudrait à l’inverse parler d’un exotisme du chez-soi. Une fois encore il s’agit d’abord d’un affect, d’une sensation de lieu, sensation d’être ici, cet ici et que cet ici est «sur terre».

Je pense à deux autres expressions qui éclairent à leur manière cette question du rapport de l’esprit et du corps. La première, la conscience du corps, est le titre d’un livre de Moshé Feldenkrais, ce physicien (assistant de Joliot-Curie) devenu yogin puis initiateur des «nouvelles» gymnastiques. Elle évoque non seulement la (prise de) conscience que l’on peut avoir de son propre corps, mais encore que le corps lui-même est susceptible d’avoir une conscience, d’être conscient, de lui-même et du monde.
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