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Citation de Partemps


Revue Cahiers de Géopoétique
Kenneth White : Géopoétique de la Provence


Tous les « habitués » de la Côte des XIXe et XXe siècles n’avaient pas la sensibilité ni l’intelligence de Stevenson ou de Nietzsche, loin de là. Aux malades qui traînaient leur misère allaient succéder les nantis qui traînaient leur ennui et qu’il fallait distraire, en créant, par exemple, des casinos. À ceux-là allaient se joindre toutes sortes de « gens du spectacle », pour la plupart bruyants et ostentatoires, qui allaient ajouter aux accumulations pseudo-culturelles déjà existantes leurs propres manifestations frelatées. Pour compléter la congestion allait arriver le tourisme estival de masse, la Côte se transformant de plus en plus en un ruban sururbanisé, saturé et pollué. Ce qui restait de l’originalité culturelle provençale était réduit à des caricatures et des fêtes folkloriques, la mentalité ambiante n’étant plus que mercantile.

Je me contente de dresser là un tableau très rapide, car tout le monde est au courant. Il faut seulement garder vive l’analyse, préserver un sens des vraies valeurs, maintenir des perspectives.

Mais revenons aux convalescents.

Ne sommes-nous pas tous, au fond, des convalescents, sortis du cauchemar de l’histoire et de la longue maladie de l’humanité, cherchant à renouer contact avec la terre, à retrouver les éléments d’une culture pro­fonde ?



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C’est dans la Provence cévenole ou alpine, en Ardèche (« le pays des hauteurs brûlantes »), cette région que l’on a appelée « le désert français » ou « la France du vide » au cours des années soixante du siècle dernier, que je me suis initié à la culture provençale.

Précisons tout de suite qu’à l’instar des troubadours, qui appliquaient le terme de Provence à toute l’aire linguistique que l’on allait appeler par la suite l’Occitanie, je donne à ce terme une acception géographique et cul­turelle large. À l’origine, ce fut la partie la plus précocement romanisée de la Gaule. Sur le plan ethnique, ce fut une fusion de races : Gaulois, Celto-ibériens, Liguriens, Grecs, Romains, Juifs et Arabes. La Provence n’a jamais constitué une nation – l’idéologie nationaliste ne faisait pas partie de sa culture. Sur le plan politique, elle a connu plusieurs juridictions : celle du Saint Empire romain germanique, celle du comté de Toulouse, celle du duché d’Aquitaine, celle du Royaume d’Aragon. Elle s’en contentait, sa ten­dance profonde allant vers une sorte de fédéralisme anarchiste. Quand, en 1481, elle s’unit à la France, il ne s’agissait en principe, ni d’une annexion ni d’une absorption, mais d’une union paritaire. Dans le domaine linguistique, sur la base du latin vulgaire, le roman, elle développa surtout le provençal proprement dit, la langue d’oc, le gascon et le catalan, le koine étant un occitan classique utilisé par la plupart des poètes.

Ces poètes étaient des troubadours. Le mot trobador viendrait du latin médiéval tropator, du verbe tropare, qui signifiait composer des tropes, des paroles pour accompagner l’alléluia. Mais la simple notion de « trouver » n’est sans doute pas à négliger. Ils étaient amoureux de trouvailles, de jeux subtils, de rythmes complexes. Cela pouvait aller du limpide au compliqué, du trobar leu, plutôt simple, au trobar clus, très ramassé et synthétique, en passant par le trobar ric, aux sonorités éclatantes. Ils avaient pour noms Guillaume, duc d’Aquitaine, Bernart de Ventadour, Arnaut Daniel, Peire Vidal, Jaufré Rudel, Raimbaut d’Orange, Arnaud de Mareuil, Guillaume de Capestany, Pierre d’Auvergne, Raimbaut de Vaqueyras, Bertrand de Born. Ils circulaient beaucoup, comme l’indiquent les noms de deux d’entre eux, Cercamon et Marcabru, qui étaient gascons.

Ils pratiquaient le chant d’aurore, l’alba, ils chantaient l’amour « distillé », la fin’amor, l’amour lointain, l’amor lontana, la joi, qui est à la fois « joie » et « jeu », la cortesia, qui est beaucoup plus que la courtoisie ou le fait de « faire la cour » ou de « faire sa cour », mais une relation libre entre personnes évoluées, ils mettaient en avant la larguesa, la générosité, l’ouverture d’esprit.

On trouve chez eux un culte du plaisir – plaisir aux choses de la nature, plaisir à employer librement le langage, plaisir de vivre tout simplement – opposé à la fois aux lourdeurs du régime féodal et aux contraintes, ainsi qu’à la spiritualité un peu épaisse de l’église. Il y eut rarement dans l’histoire de la culture humaine une combinaison aussi complète d’eros, de logos et de cosmos, une fusion aussi parfaite d’affectivité et d’intellectualité.

Voici Guillaume d’Aquitaine :



Faraï chançoneta nueva

ans que vent ni gel ni plueva



Je ferai chansonette nouvelle

avant qu’il vente, pleuve ou gèle



Voici Bernart de Ventadour :



Lo cors a fresc, sotil e gai

et anc non vi tan avinen



Son corps est frais, subtil et gai

je n’en ai jamais vu d’aussi plaisant



Voici Arnaut de Mareuil :



Si cum li peis an en l’aiga lor vida

l’ai eu en joi e totz temps la i aurai



Tout comme les poissons ont leur vie dans l’eau

j’ai la mienne dans la joie, et toujours l’aurai



Voici Raimbaut d’Orange :



Cars bruns e teinz motz entrebesc

pensius pensanz enquier e serc



Je tisse des mots colorés, sombres et rares

pensivement pensif je cherche et m’enquiers



Et voici pour terminer cette petite anthologie du Midi, ceci, de Peire Vidal, qui embrasse avec délectation le territoire tout entier :

Je hume, en respirant, la brise qui m’arrive de Provence. La plus douce terre du monde, c’est celle qui s’étend du Rhône à Vence, de la mer à la Durance. Nulle part n’éclate une joie plus parfaite.

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