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Citation de Partemps


« Ce sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante. » Virginia WOOLF



Noter, consigner, écrire sans cesse car déjà la lumière a changé, car déjà la saison a basculé et la mémoire est si défaillante. Le détail s’est évanoui, les chatoiements de la vie s’estompent, comment faire pour garder tout cela ? Ecrire un journal intime. C’est d’abord un journal, il faut donc qu’il soit inséré dans le temps, qu’il ait été tenu, sinon au jour le jour – nulla dies sine linea – du moins de manière régulière. Il doit respecter le calendrier, c’est là le pacte que signe celui qui écrit un journal :

« Le calendrier est son démon, l’inspirateur, le conspirateur, le provocateur et le gardien. Ecrire son journal intime, c’est se mettre momentanément sous la protection des jours communs, mettre l’écriture sous cette protection, et c’est aussi se protéger de l’écriture en la soumettant à cette régularité heureuse qu’on s’engage à ne pas menacer. Ce qui s’écrit s’enracine alors, bon gré mal gré, dans le quotidien et dans la perspective que le quotidien délimite » [1].

C’est de plus un journal intime : « Il doit (donc) nous faire pénétrer dans l’intimité de son auteur qui l’écrit pour lui-même et qui livre ainsi sa personnalité, révèle les tendances, les réactions, les sentiments qui lui sont propres » [2]. Pour résumer, il s’agit d’un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » [3]. Mais pourquoi éprouve-t-on le besoin de rédiger un journal ? Pour quelles raisons s’astreint-on à un tel labeur ? Philippe Lejeune, dans Le pacte autobiographique, propose plusieurs hypothèses.
La première relève, tout simplement pourrait-on dire, de la fonction de communication. On est dans une relative solitude, sans interlocuteur susceptible de nous convenir, et l’on éprouve le besoin de se fabriquer un confident de papier. La deuxième met en avant l’idée de la valeur de l’unique, de l’irremplaçable. Et là, Philippe Lejeune voit deux aspects : le premier insiste sur le soi, sur le fait qu’on est différent de tous les autres ; le second insiste sur le fait que le moment présent du moi est différent de tous les autres. La troisième est centrée sur le plaisir de se voir, de constituer un objet qui est soi. La quatrième s’interroge sur un besoin d’auto-édification, en mettant en avant la fonction essentielle de la relecture. La cinquième avance l’idée que grâce à l’écriture d’un journal on peut maintenir une certaine continuité du moi. Quant à la sixième, elle évoque le plaisir d’écrire.

Et bien, il semble que ce soit, entre autres, pour toutes ces raisons que Virginia Woolf ait écrit son journal, désormais partie intégrante de son œuvre. Au contraire de bien des écrivains léguant avec leurs journaux intimes un mode d’emploi du monument littéraire qu’ils pensent avoir édifié, elle s’en servit toujours comme d’un lieu de l’intime, et du dialogue intérieur, donc sans aucune forme de précaution. Elle ne pensait pas à se protéger des regards malveillants, cherchant d’abord et avant tout à aiguiser le sien, à chercher des mots plus précis, plus effilés, pour rendre ce qu’elle voyait, ce qu’elle éprouvait, ce qu’elle voulait imaginer aussi.

Il faut avant toutes choses bien comprendre que Virginia Woolf est une « autobiographe » qui jamais ne publia une véritable autobiographie, une égotiste qui haïssait l’égotisme. Nous en voulons pour preuve que c’est un mot qu’elle utilisait très souvent, que ce soit pour les autres ou pour elle-même. Dans de nombreuses lettres, elle présente ses excuses « insincères » à ses correspondants pour leur caractère égocentrique. Dans ce cas, pourquoi écrire un journal ? Peut-être parce que le journal oblige à une certaine cohérence, et que le fait d’en écrire un est un signe de la continuité du moi.

« Comme je m’intéresse à moi-même ! » [4] s’exclame-t-elle. Elle cherche toujours à savoir ce qui arrive à son moi, lorsqu’il est seul, en compagnie, heureux, inquiet, déprimé, lorsqu’il dort, mange, se promène, et aussi lorsqu’il écrit : « Que Sydney vienne, je suis Virginia ; que j’écrive, je ne suis plus qu’une sensibilité. J’aime être Virginia parfois, mais seulement lorsque je suis dispersée, multiple et sociable » [5]. Il faut bien l’admettre, l’égotisme est souvent le sujet favori de son journal. Ce qu’elle recherchait, c’était à expliquer la relation entre le soi et le moi qui écrit. Elle en a vite déduit que le soi est à la fois la matière et l’instrument qui permet de la traiter. Est-ce un hasard si Freud, lors de leur unique rencontre, lui offrit un narcisse ?

Mais son journal remplissait d’autres fonctions : c’était le baromètre de ses sentiments, une réserve de souvenirs, un registre des événements et des rencontres, un baume appliqué sur ses maux, et surtout l’antichambre de son œuvre fictionnel, le laboratoire de ses créations.

Vers le milieu des années vingt, elle se livre à un grand débat personnel pour déterminer si ce qu’elle écrit c’est le journal des faits ou le journal de l’âme. De toute évidence, elle voulait tenir le journal des faits, c’est-à-dire de la vie, mais elle s’est vite laisser déborder par cet égotisme qu’elle voulait garder à distance :

« Comme cela m’intéresserait que ce journal puisse devenir un vrai journal intime : m’offrir la possibilité de constater les changements, de suivre le développement des humeurs. Mais pour cela il faudrait que j’y parle de l’âme ; et n’en ai-je pas banni l’âme quand je l’ai commencé ? Ce qui se passe, c’est que toujours, lorsque je m’apprête à écrire ce qui concerne l’âme, la vie s’interpose » [6].

Pendant des années, elle revint à l’idée de ce moi instable et elle se mit à essayer différentes méthodes pour le saisir. Dans son journal, elle donnait des titres au développement de sa vie intérieure : « Art et Pensée », « Mon propre cerveau » [7] ; elle se livrait à diverses expériences : « Je lâchai la bride à mon esprit pour voir ce qu’il allait faire » [8]. Elle avait aussi l’habitude d’y noter des changements quasi imperceptibles, par exemple dans sa manière de se comporter avec ses amis, afin de saisir toutes les fluctuations de son moi. Ainsi, nous pouvons dire avec Béatrice Didier : « la fin du journal et sa raison d’être à la fois, son aboutissement et son hypothèse de départ, c’est la création ou le déploiement de cette entité que les écrivains, suivant leurs convictions philosophiques appellent ‘moi’ ou ‘âme’ » [9].

Décidément, son journal devait être égotiste. En 1917, elle décidait déjà de tenter de porter un regard objectif sur elle-même. Pour commencer, elle entreprit de rédiger des notes rapides et simples sur la nature à Asheham. Le journal intime devait lui servir, avant tout, à « voir la vie » :

« Je me souviens qu’allongée au bord d’un creux j’attendais que L. vint aux champignons, lorsque apercevant un lièvre qui bondissait sur la pente je me dis tout à coup : « Voilà la vie sur terre ». Je crus percevoir combien tout était bien du domaine de la terre, et me voir moi-même, avec les yeux d’un visiteur venu de la lune, comme une sorte de lièvre évolué. La vie est bonne à de tels instants. Mais je ne puis retrouver cette étrange impression que j’ai eue, que c’était la vie sur Terre vue de la Lune » [10].

Sa querelle interne au sujet de l’usage du journal intime avait coutume de s’intensifier dans les moments de crises politiques. Les quelques jours de grève générale, en mai 1926, la rendirent plus consciente qu’à l’ordinaire des relations existant entre sa vie intérieure et le monde dans lequel elle vivait, les événements dont elle était le témoin. A cette époque, elle était immergée dans les événements quotidiens de la grève (qu’elle suivait de très près), et elle consignait tout ce qu’elle voyait, caressant même le projet d’écrire le journal de la grève. Mais elle tenait à maintenir, toujours grâce à l’écriture de son journal, une partie d’elle-même hors de ce conflit, celle qui écrivait La promenade au phare. Elle se demande, un rien amusée, à quel point tous ces détails extérieurs seront intéressants lorsqu’elle les relira par la suite et se moque décidément de la réalité :

« Lorsque je relirai ce cahier j’imagine que je sauterais toutes les pages consacrées à la grève. Ah, quel chapitre ennuyeux ! me dirai-je. Les emballements concernant ce qu’on appelle les « choses réelles » sont toujours indiciblement transitoires » [11].

Et pourtant, juste après avoir noté cela, elle continue à écrire sur la grève. Journal de l’âme ou journal des faits, il lui est impossible de trancher et elle vit dans ce constant dédoublement.
Certes, elle est égotiste, mais en fait elle passe énormément de temps à étudier, parfois jusqu’à la caricature, les autres. Ceux qu’elle côtoie, c’est-à-dire sa famille, ses amis, ou encore de simples rencontres. Elle déclare souvent qu’elle voudrait transcrire au plus près ce que les gens disent, ainsi que leur façon de le dire, tout comme le faisait Boswell, premier grand biographe de langue anglaise :

« Il y a une heure que Lytton est parti, et je suis encore assise ici, incapable de lire ou de me ressaisir – tant quatre jours de conversation m’ont réduite à une épave. (…).
J’ai dit à Lytton que j’essaierais de noter ses propos – ceux qu’avaient déclenchés une conversation sur Boswell » [12].

Très souvent, elle rapporte de larges pans de conversation, tout en se plaignant de ne pas y parvenir. Mais si elle se livre à cet exercice réputé difficile, c’est peut-être aussi pour se libérer d’elle-même. D’ailleurs, elle dit, en parlant de Gibbon, qu’il est sans doute vrai que l’on choisit ses amis en partie pour vivre des vies que nous ne pouvons vivre nous-même.
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