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Citation de Partemps


Ce sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante. » Virginia WOOLF II


Très souvent, elle rapporte de larges pans de conversation, tout en se plaignant de ne pas y parvenir. Mais si elle se livre à cet exercice réputé difficile, c’est peut-être aussi pour se libérer d’elle-même. D’ailleurs, elle dit, en parlant de Gibbon, qu’il est sans doute vrai que l’on choisit ses amis en partie pour vivre des vies que nous ne pouvons vivre nous-même. Parfois, cet exercice auquel elle se donne avec assiduité ne parvient pas à la libérer d’elle, bien au contraire, puisqu’il suscite des comparaisons mélancoliques ou envieuses :

« Et moi, je sens que comparés à Aldous et Maria nous ne réussissons pas. Ils se sont mis en route aujourd’hui pour faire le tour des mines, des usines… du pays noir ; ont inspecté les docks pendant leur séjour ici. On doit visiter l’Angleterre. Ils vont se rendre à Moscou pour le congrès sur la sexualité, sont allés aux Indes, iront en Amérique, parlent français, vont voir des gens célèbres, tandis que je vis ici comme un charençon sur un biscuit » [13].

Ainsi, on se rend bien compte que l’égotisme et l’observation sont toujours très étroitement liés. Parler avec ses amis, retranscrire leurs propos, lire des biographies, des autobiographies, tout cela la ramène forcément à elle-même et elle le sait. D’ailleurs, aussi surprenant que cela puisse paraître, Virginia Woolf nourrissait le projet d’écrire son autobiographie. Lorsque l’on sait qu’elle abolissait, par exemple dans son journal, les frontières entre la vie et la fiction, qu’elle inventait et changeait à sa guise bon nombre d’événements (ses lettres sont pleines d’inventions), on s’interroge sur le degré de sincérité auquel on pouvait s’attendre dans une autobiographie de Virginia Woolf. La folie et le suicide l’empêchèrent de mener à bien cette entreprise, et son journal ne sera donc jamais le tremplin d’une autobiographie, comme elle l’avait toujours souhaité.

Naturellement, le problème de la sincérité dans le journal intime se pose aussi. On sait que Virginia n’avait pas très bonne réputation auprès de ses amis. On la disait malveillante, bavarde et très encline à se laisser emporter par son imagination. Alors, peut-on croire que son journal dise vrai ? Son neveu, Quentin Bell, qui prépara l’édition du Journal de sa tante affirme : « l’on trouvera dans ces pages une image fidèle de Virginia Woolf, en même temps qu’une description exacte et, à bien des égards, extraordinairement pénétrante de ses amis et de sa famille, de sa vie et de son époque » [14].

Mais une telle confiance ne règnait pas chez tous ceux qui l’avaient côtoyée et qui, par conséquent, figuraient entre ces pages. Ainsi, Clive Bell, ayant prévu que le journal de Virginia serait un jour publié, prit soin de mettre le public en garde, lui enjoignant de ne pas croire tout ce qu’elle avait bien pu y raconter :

« Tôt ou tard on publiera les cahiers et les lettres de Virginia Woolf. Cela donnera un bon nombre de volumes fascinants ; des livres qui seront, comme la correspondance de Byron, à lire et à relire rien que pour le plaisir. Mais qu’au milieu de son plaisir le lecteur se souvienne, surtout s’il a des démangeaisons d’écrire des commentaires ou des biographies, que les propos de l’auteur sur les gens et leurs faits et gestes peuvent n’être parfois que des envolées d’une imagination aérienne » [15].

Nous nous contenterons de remercier monsieur Bell pour sa mise en garde (qui d’ailleurs peut s’appliquer à n’importe quelle production intime), tant la querelle sur la sincérité du journal intime nous semble vaine et très inadéquate. Rappelons que le diariste « se crée (…) doublement un personnage : en tant qu’écrivain, et en tant que matière de son écriture » [16] : le moi est en même temps sujet et objet.

Cependant, nous pouvons considérer que cette envie autobiographique existait depuis longtemps dans l’esprit de Virginia et qu’elle fit même quelques tentatives. La première prend la forme d’une lettre adressée à son neveu Julian. Elle entreprend de lui raconter la vie de sa mère, Vanessa, et par conséquent la sienne, très liée depuis toujours à celle de sa sœur, sa chère Nessa. Et dans le texte, très vite, Virginia inclut sa propre vie : « Notre vie était commandée par une grande simplicité et une grande régularité. (…). Nos devoirs étaient clairs et nos plaisirs absolument faits pour nous » [17]. La biographie de Vanessa se transforme donc en essai d’autobiographie.

Dans l’une de ses communications adressées au Memoir club [18], Virginia Woolf avoue, non sans humour, qu’elle n’est point capable d’écrire une autobiographie, que c’est un type de narration qui ne saurait lui convenir puisqu’elle n’a rien d’un personnage public. Par conséquent, elle commence son texte en disant qu’il était bien injuste de la part de Molly MacCarthy de lui avoir demandé, à elle, de participer à une telle chose :

« Molly, très injustement, je trouve, m’a imposé la charge de fournir un mémoire ce soir. Nous pardonnons toujours tout à Molly, bien sûr, à cause de son charme insidieux, dévastateur. Mais ce n’est pas juste. Ce n’est pas mon tour. Je ne suis pas votre aînée à tous. Je ne suis pas celle qui a le plus longuement vécu ni la plus riche de souvenirs. Maynard, Desmond, Clive et Léonard mènent tous une vie active et mouvementée (…). Ce serait à eux d’ouvrir les portes de leur trésor (…). Qui suis-je pour qu’on me demande d’écrire un mémoire ? Une simple gribouilleuse (…). Mes mémoires, qui sont toujours d’ordre privé et au mieux traitent de demandes en mariage, de séductions par des demi-frères, de rencontre avec Ottoline et ainsi de suite, n’auront bientôt plus rien pour les alimenter » [19].

Mais personne n’est dupe de ce désaveu ironique. Comment, Virginia Woolf n’avait rien à raconter ?! Elle connaissait un très grand nombre de gens et elle eut l’occasion de rencontrer des individus exceptionnels. Elle écouta de très nombreuses discussions politiques et y prit part. Elle fut aussi éditrice et une des lectrices les plus insatiables du XXème siècle. Et pourtant, est-elle aussi insincère ? Il semble que non. Pour Virginia, les exploits et les aventures se déroulent dans l’esprit puis sur la page blanche. Ce qui compte, ce n’est pas l’extérieur mais l’intérieur. Elle va donc changer le but premier des conférences du Mémoir Club et les ramener à ce qui l’intéresse par-dessus tout : elle :

« Oserais-je suggérer qu’il serait temps de ne pas interpréter trop littéralement les ordres de Molly et au lieu de promener la lampe de notre mémoire sur les aventures et les sensations fortes de la vie réelle, de tourner son rayon vers l’intérieur, et de nous décrire nous-mêmes ?
Parlerais-je pour moi seule quand je dis que si rien ne m’est arrivé qui mérite le nom d’aventure depuis la dernière fois que j’ai occupé cet éminent et épineux fauteuil, je n’en continue pas moins d’être pour moi-même un sujet d’anxiété inépuisable et fascinant – un volcan en perpétuelle éruption ? N’y a-t-il personne à partager mon égotisme quand je dis que jamais la pâle lueur de l’aube ne traverse les stores du 52 Tavistock Square sans que je m’écrie en ouvrant les yeux : « Grands dieux ! Me voilà encore là ! « - pas toujours avec plaisir, souvent avec chagrin, parfois soulevée d’un violent dégoût – mais toujours, toujours avec intérêt ? » [20]

Et cependant, Virginia a toujours été très soucieuse d’éviter l’exhibition égotiste. Malgré cela, tous les textes qu’elle a publiés ont un fondement personnel qu’elle a bien de la peine à cacher. L’histoire de sa vie est dans ses romans, dans ses essais ; elle revient sans cesse sur sa famille, ses parents, sa sœur, la mort de sa mère, celle de son frère Thoby. Elle était un écrivain très absorbé, très inspiré par sa propre personnalité : « En fait, je pense parfois que seule l’autobiographie relève de la littérature ; les romans sont les pelures que nous ôtons pour arriver enfin au cœur, qui est vous ou moi, rien d’autre » [21].
Pourtant, elle était réellement désireuse de dépouiller sa fiction de tout caractère personnel. « On pourrait appeler cela ‘autobiographie’ » [22], écrit-elle à propos des Vagues. Mais elle s’empresse d’ajouter : « Ce sera l’Enfance ; mais il ne faut pas que ce soit mon enfance » [23]. Ainsi, l’ambiguïté demeure et tout ceci montre combien étaient grandes les difficultés de Virginia lorsqu’il lui fallait parler d’elle-même. Elle craint de révéler son âme, de se déprécier, elle a aussi très peur qu’on se moque d’elle, qu’on l’humilie. Lorsqu’elle parle en public (public d’amis) lors des soirées du Memoir Club, elle s’accable ensuite de reproches dans son journal :

« Mais si ce journal était celui de l’âme, je pourrais m’étendre longuement sur la seconde réunion du Memoir Club. Léonard s’est montré objectif, et connut un triomphe ; moi, subjective, j’essuyai la plus désagréable des déconfitures. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été aussi mortifiée, ni mécontente de moi, partenaire qu’en général j’admire. « Oh, pourquoi ai-je lu cette camelote égocentrique et sentimentale ? » C’est ce que je me suis écriée, dans ma conscience aiguë du silence qui succéda à mon chapitre. J’avais commencé au milieu de grands rires ; ils ne tardèrent pas à se taire. Et alors, j’ai imaginé malgré moi une sorte d’ennui gêné chez les auditeurs masculins, auxquels mes révélations devaient paraître d’autant plus insipides et détestables qu’ils étaient d’humeur joviale. Qu’est-ce qui m’a pris de dévoiler ainsi mon âme ? » [24].
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