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Citation de Partemps


Ce sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante. » Virginia WOOLF III

Par la suite, forte de cette expérience traumatisante, chaque fois qu’elle voulut dévoiler des souvenirs pénibles, elle le fit avec humour, dans une retenue délibérée de sentiments. Que ce soit dans 22 Hyde Park Gate, Le vieux Bloomsbury et Suis-je une snob ?, elle transforme sa vie en récits « élégants », spirituels, susceptibles de plaire aux membres du Memoir Club. Il fallait être brillant et Virginia l’avait bien compris :

« Le Memoir Club se révéla terriblement brillant – autrement dit, je l’ai été, moi ; et Léonard beaucoup plus remarquable encore, tout en se donnant beaucoup moins de peine ; et Morgan fut très professionnel » [25].

C’est seulement dans son Esquisse du passé, écrite vers la fin des années 1930 (et clairement destiné à la publication) qu’elle commença à parler « ouvertement » de certains moments difficiles de sa vie mais avec encore une certaine retenue. Dans les premières pages, elle décrit comme l’un de ses plus puissants souvenirs (resté caché jusqu’ici) le sentiment de honte et de culpabilité qu’elle éprouvait, enfant, devant le miroir du vestibule ; sentiment qu’elle explique en partie par son ascendance puritaine, mais surtout parce que cet événement du miroir est lié à un épisode traumatique de son enfance :

« Je décèle encore un autre élément dans ma honte à l’idée d’être surprise à me regarder dans le miroir du hall, je devais avoir honte et peur de mon corps. Un autre souvenir, toujours dans le hall, peut contribuer à expliquer cela. Il y avait près de la porte de la salle à manger une sorte de console où poser les plats. Une fois, alors que j’étais encore toute petite, Gerald Duckworth me hissa dessus, et pendant que j’étais assise là il se mit à explorer ma personne. Je me rappelle encore la sensation de sa main s’insinuant sous mes vêtements, descendant sans hésiter, régulièrement de plus en plus bas. Je me rappelle que j’espérais qu’il cesserait (…). Mais il ne s’arrêta pas. Sa main explora mes parties intimes aussi. Je me rappelle que je me suis sentie offusquée, rebutée – quel mot conviendrait pour un sentiment aussi vague et mélangé ? Il devait être très violent puisque je m’en souviens encore » [26].

Quelques semaines avant son suicide, elle écrit à son amie Ethel Smyth pour la féliciter de la liberté avec laquelle elle évoque le sexe par écrit (et tout spécialement dans son autobiographie), liberté dont elle-même se sent bien incapable :

« Mais dans la mesure où la sexualité gouverne une grande partie de notre vie – c’est du moins ce qu’on dit – l’autobiographie risque d’être fortement tronquée si cet aspect-là est passé sous silence. Et, pour ce qui est des femmes il risque à mon sens de l’être pendant encore des générations : c’est une opération délicate – un peu comme de rompre l’hymen – si c’est bien là le nom de cette membrane – liée sans doute à toutes sortes d’instincts enfouis au plus profond. Aujourd’hui encore, je frémis de honte chaque fois que je pense à mon demi-frère et à la manière dont, après m’avoir hissée sur le rebord d’une fenêtre, il caressait mes parties les plus intimes ; je devais avoir 6 ans à l’époque. Pourquoi éprouvai-je de la honte alors ? » [27]

Ce serait faire une lecture grossière de la lettre de Virginia à Ethel que de supposer que Gerald Duckworth « avait brisé sa membrane, (…) lui avait ravi sa virginité » [28], et faire fi de la pudeur de Virginia. Dans cette lettre, la rupture de l’hymen est « une métaphore pour désigner la perte de virginité en tant qu’écrivain, la fin de l’autocensure » [29]. La honte sexuelle ressentie par Virginia dans son enfance est une chose dont elle n’avait jamais pu parler.
D’ailleurs, ce fragment inachevé qu’est cette Esquisse du passé est tout entier marqué par de nombreuses ellipses et de brusques arrêts dans la narration :

« Là, j’en viens à une des difficultés de l’auteur de biographies – une des raisons pour lesquelles sur les nombreuses que je lis, nombreuses sont celles qui tombent à plat. Elles laissent de côté la personne à qui les choses sont arrivées. Cela, parce qu’il est très difficile de décrire un être humain. Alors on dit : « Voilà ce qui est arrivé » ; mais sans dire à quoi ressemblait la personne à qui c’est arrivé. Et les événements n’ont pas grand sens à moins qu’on sache d’abord à qui ils sont arrivés. Qui étais-je alors ? » [30].

C’est alors ce côté insaisissable du moi qui devient le sujet même de cette Esquisse du passé. Le sujet de toute la vie de Virginia Woolf et sur lequel, quatre mois avant de se suicider, elle peut enfin écrire. Elle a beaucoup réfléchi sur le fonctionnement de la mémoire et sur l’attrait du passé :

« (…) je dois me contenter de noter que le passé est magnifique parce que l’on ne ressent jamais une émotion dans toute sa réalité sur le moment. Elle se développe par la suite, si bien que nous n’avons pas d’émotion complète dans le présent, mais seulement dans le passé. Cela m’a frappée sur le quai de la gare de Reading, alors que je regardais, mais non sans une certaine émotion déjà, Nessa et Quentin qui s’embrassaient, lui s’avançant timidement. Cela je m’en souviendrai et je devais l’approfondir une fois libérée de la nécessité de traverser le quai, de trouver notre autobus, etc. C’est pour cela même que nous nous attardons sur le passé, je crois » [31].

Pourquoi est-ce donc si important de se remémorer le passé ? Parce qu’il permet de saisir une certaine continuité du moi. Le Journal de Virginia est rempli de ces passages où elle cherche désespérément à faire revivre le passé, afin de sentir qu’elle a existé et continue d’exister :

« Pour réveiller mes souvenirs de la guerre, j’ai lu quelques vieux cahiers de mon journal. Les larmes me sont encore et encore montées aux yeux en lisant ce que j’écrivais sur L. à Richmond : nos disputes, et comment il s’est glissé dans mon lit avec une petite bourse, et tout (…). Le sentiment de tout ce qui est emporté à jamais par le courant, inconnu pour toujours ; l’étrange impression que le passé engloutit une trop grande part de nous-même » [32].

Grâce à son Esquisse du passé, Virginia Woolf entend bien échapper « à la bouche dévorante du temps » [33]. Elle va donc se lancer dans un processus de réitération. Maintes et maintes fois, elle va marquer le passé en revenant sur les mêmes scènes, les mêmes paysages, les mêmes personnes, les mêmes chambres, parce qu’elle est persuadée que ce que nous avons ressenti avec une forte intensité continue d’exister quelque part :

« Je le vois – le passé – comme une avenue qui s’étend derrière moi ; un long ruban de scènes et d’émotions. (…) Au lieu de me rappeler une scène par-ci, un bruit par-là, je brancherais une prise dans le mur ; et j’écouterais le passé. (…). Je sens qu’une vive émotion doit laisser sa trace ; et qu’ il s’agit simplement de découvrir comment nous pourrions la suivre, de manière à revivre notre vie depuis son commencement » [34].

Ce processus de réitération, il est déjà à l’œuvre dans le Journal. Virginia Woolf, diariste, se répète continuellement. D’un mois à l’autre, d’une année à l’autre, les problèmes et les préoccupations restent les mêmes. Le journal devient « une preuve éclatante (…) de la constance du tempérament et du ‘moi’ » [35].
Peut-on raisonnablement penser, à ce stade de notre réflexion, que l’écriture d’un journal ait pu aider Virginia Woolf à saisir, non pas l’unité de son moi, mais une certaine continuité de ce moi ? Le journal nait-il d’un problème d’identité et peut-il devenir un élément de stabilité, même relative, chez ceux qui ont du mal à saisir les fluctuations de leur moi ? Nous répondrons par l’affirmative, ne serait-ce qu’en considérant l’aspect formel du journal, car « inscrire le lieu et le temps, c’est prendre appui sur un réel, relativement solide, pour s’élancer vers les zones beaucoup plus fuyantes du moi » [36]. Le temps que marque le journal, c’est celui de la réalité, ce n’est pas celui de la fiction. C’est pourquoi « un écrivain aussi pur que Virginia Woolf (s’est) sentie comme obligée de revenir auprès d’elle-même dans un journal de bavardage où le Je s’épanche et se console » [37]. De plus, le journal joue aussi le rôle d’un garde-fou contre les dangers de l’écriture : « Le journal est l’ancre qui racle contre le fond du quotidien et s’accroche aux aspérités de la vanité » [38].

On ne peut pas réfléchir sur le rôle du journal intime chez Virginia Woolf sans parler de sa correspondance. Pour faire un bref rappel de l’ensemble de cette correspondance, soulignons qu’elle est publiée en six volumes et comprend quatre noyaux épistolaires principaux se partageant près de deux mille lettres : à Violet Dickinson jusqu’en 1922, puis plus brièvement dans les années trente, à Vita Sackville-West dans les années vingt et trente, à Ethel Smyth dans les années trente, et enfin à Vanessa Bell depuis son mariage en 1907 jusqu’en mars 1941. Autour de ces quatre blocs de lettres se greffe une somme d’autres destinataires, masculins et féminins, personnages célèbres ou simples anonymes.

Alors, pourquoi Virginia Woolf a-t-elle écrit un nombre aussi impressionnant de lettres ? Outre le plaisir d’écrire, qui est une évidence, il semble que la romancière anglaise ait su très vite tirer parti de la lettre. Elle a développé deux idées : celle de la lettre comme miroir et celle de la lettre comme scène. Ces deux pôles sont intrinsèquement articulés. Ainsi, « le champ de la « spécularité » rend compte de la construction d’une image de soi pour un destinataire » [39] puisque Virginia souhaite atteindre une transparence idéale de la lettre, comme elle l’écrit à Violet Dickinson : « a letter should be flawless as a germ, continuous as an eggshell, and lucid as a glass » [40] ; et « le registre de la « théâtralisation » (…) traduit l’espace de la représentation qu’est la lettre »
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