6/
Je travaille et je vois, après.
Je travaille sans voir - je vois parce que je travaille.
Je travaille. À force, je vois un peu, parfois. Il ne faut pas en demander trop.
Aspect extrêmement lent. Labour.
Je laboure et vois après ce qui a été retourné - terre, ciel, morts, vifs, mots... Labeur.
Je retourne toujours les mêmes mots ou peu s'en faut, comme si j'avais besoin d'aller au bout de ça, comme si je pouvais en finir.
Je pose le mot ciel, le mot sang : je le pose là, je l'aligne et le laisse posé jusqu'à ce qu'il se défasse, pourrisse, poudroie et ne laisse rien que cendre, poussière, sable de ciel et de sang.
D'où le travail.
Dans la cendre du mot, je ne vois plus, j'entends comme du son resté que j . e ne peux plus travailler ; je ne peux pas tisonner cela. Le travail est alors fini.
Avant, j'ai besoin de voir dans la terre labourée du mot. C'est comme cela : besoin de lancer dans la langue comme un tracteur lent, besoin de cette épaisseur empierrée, caillouteuse, pas facile, besoin peut-être de cette résistance de la terre pauvre.
Les mots, la terre, comme compactée de sens à force de passages.
Je commence quand je laboure - quand je sens dans la langue une sorte de masse tassée de nerfs possibles - c'est difficile à dire - une sorte de masse de possibles sans fin et le poème ne sera qu'une suite de connexions dans ce trop de possibles.
C'est, comme ça.
10/
Beau temps clair ici - plein bleu et immobilité des branches.
Comme bien plus de silence.
Toujours ce sentiment de décalage violent entre dedans et dehors.
La mort dans l'âme. L'âme ?
Soleil. Goût de ce soleil stable, de cette lumière égale, franche. Heureux que P soit parti en cette fin d'été, et non dans la poisse d'automne.
8/
8 Septembre. Mort de P.
À voir son corps, émotion illisible. Pas de sentiment d'apaisement dans le visage, pas d'expression douloureuse non plus. Une sorte de figement.
"Teint cireux ", c'est vrai.
Je ne sais pas ce que je sens. Impression d'un effondrement, d'une fin d'effondrement sans bruit, à l'intérieur. Image d'un immeuble haut qui s'écroule au ralenti sur lui-même, son coupé, quelque chose comme ça.
Mon corps est travaillé par cette mort plus que ma tête. je savais cette fin inévitable et souhaitable : reste qu'elle active une mémoire dense - non pas des souvenirs précis, mais une sorte de mémoire pâte, épaisse, que je ne peux lire.
7/
Impossible concentration. Perpétuel retour sur l'agonie de P. et attente du téléphone m'annonçant la fin. Je tourne en rond dans la pièce, sans pouvoir rien faire. Cette mort ne me fait pas peur ; je l'attendais depuis deux semaines, je la savais proche, et même souhaitable. Pourtant mon corps réagit : mains moites, ventre noué, gorge serrée, tête molle...
5/
Impression de ne plus avoir toute ma tête.
Ce qui est perdu, dépassé, oublié, importe autant que ce qui reste en tête actif, saisissable, nommable. On écrit de tout ce qu'on est, de tout son poids.
L'oubli, c'est de la mémoire devenue illisible, irrécupérable, pour un temps. Rien n'est effacé définitivement, mais on n'y a plus accès.
9/
M. tient le coup. Derrière sa fragilité - petit corps mince et tout en nerfs - une très grande force.
Elle est heureuse que je sois là avec M.E. mais elle continue de conduire tout sans faiblesse, y compris sa voiture. Cela force à se tenir.
Antoine Emaz
Nuit tombée. Cette espèce de courant d'air frais plutôt que vent - c'est calme avec quelques voitures sur la route en bas, le grésillement des insectes, les bruits de nuit.
Quelque chose comme entendre la terre respirer.
3/
Gauloises bleues. Ces objets qui accompagnent, clés, briquet, livres, pipes, carnet... finissent par former une sorte de bulle que l'on pose n'importe où. Mais on vivrait mal à cent mètres de cet espace.
4/
Un poète, c'est peut-être quelqu'un qui, à tort ou à raison, veut des mots là où il n'y en a pas - et pour cause.
2/
L'absence de contraintes préétablies n'est pas liberté. Dès que trois mots sont alignés, ils contraignent.