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Citation de Charybde2


Une ouverture, donc :
Des lumières flambent aux fenêtres d’une maison de style Craftsman dans un quartier sage, tard un soir de printemps, en l’an dix du monde altéré. Des ombres dansent sur les rideaux : devant des étagères chargées de verrerie, un homme travaille tard, comme tous les soirs de cet hiver. En tenue civile, équipé de lunettes de protection et de gants d’examen en latex, il voûte son corps, comme un Giacometti en prière. Une longue frange de cheveux gris encore drus lui tombe sur les yeux.
Il étudie un livre posé sur la paillasse encombrée d’instruments. Dans une main : une pipette à simple canal, effilée comme une dague. D’une minuscule fiole réfrigérée, il tire un liquide incolore, pas plus qu’un syrphe n’en extrait d’une pousse de monarde. La perle glisse dans un tube aussi menu que le museau d’une souris, dose si infime qu’il ne peut être certain de sa présence. Ses mains gantées tremblent quand il expédie à la poubelle l’embout usagé de la pipette.
D’autres liquides se déversent des béchers dans le mini cocktail : amorces d’oligonucléides destinées à déclencher la magie ; polymérase thermorésistante servant de catalyseur ; nucléotides qui forment les rangs comme des conscrits au clairon de cinq heures, à raison de mille liaisons par minute. À la manière d’un cuisinier amateur, l’homme suit la recette imprimée.
La solution passe dans le thermocycleur pour vingt-cinq cycles de fluctuations en dents de scie, du frémissant au tiède. Deux heures durant, l’ADN fond et recuit, s’empare des nucléotides en suspension et se dédouble à chaque boucle. De quelques centaines de brins, vingt-cinq dédoublements tirent plus de copies qu’il n’y a de gens sur terre.
Dehors, les arbres en bourgeons se plient aux caprices d’une brise légère. Une vague d’engoulevents récalcitrants écume l’air à la recherche d’insectes. Le bricoleur en génie génétique tire de son incubateur une colonie de bactéries et la dépose sous la hotte à flux laminaire. Il agite le flacon de culture et distribue les cellules libérées sur une plaque microtitre à vingt-quatre puits. Celle-ci est placée sous un microscope, facteur 400. L’homme applique son œil à l’oculaire et voit le monde réel.
À côté, quatre membres d’une même famille regardent le dénouement de Danse avec les stars. À une maison de là, plus au sud, la secrétaire de direction d’une société immobilière semi-criminelle organise la croisière marocaine de l’automne prochain. Par-delà le duo des jardins, au lit avec leurs tablettes luminescentes, un analyste de marché et sa femme enceinte, une juriste, font des parties de hold’em sur des sites étrangers et libellent les photos d’un cyber mariage. La maison d’en face est plongée dans le noir, en l’absence de ses propriétaires partis toute la nuit pour une veillée de guérison par la foi en Virginie-Occidentale.
Nul ne se méfie du vieil homme tranquille et bohème dans sa Craftsman, au 806 South Linden. C’est un retraité, et à la retraite on se livre à toutes sortes de passe-temps. On visite le berceau des généraux de la guerre de Sécession. On s’exerce à l’euphonium. On s’initie au tai-chi, on collectionne les pierres de Petoskey sur les photographies de formations rocheuses à visage humain.
Mais Peter Els ne veut qu’une seule chose avant de mourir : s’affranchir du temps et entendre la musique du futur. Il n’a jamais rien voulu d’autre. Et vouloir cela, en cette soirée tardive, par ce printemps d’une douceur perverse, semble au moins aussi raisonnable que vouloir quoi que ce soit.
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