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Citation de Woland


Woland
28 septembre 2012
[...] ... C'est comme ça que j'ai fait la connaissance d'Arturo Belano. Un après-midi, Vargas Pardo [= directeur de publication] m'a parlé de lui et du fait qu'il préparait un bouquin fantastique (c'est le mot qu'il a employé), l'anthologie définitive de la jeune poésie latino-américaine, et qu'il était en train de chercher un éditeur. Et qui c'est, ce Belano ? lui ai-je demandé. Il fait des comptes-rendus dans notre revue, a dit Vargas Pardo. Ces poètes, ai-je dit, et j'ai observé l'air de rien sa réaction, ces poètes sont comme des maquereaux désespérés qui recherchent une fille pour faire affaire avec elle, mais Vargas Pardo a bien encaissé ma pique et a dit que le livre était très bon et que si nous ne le publiions pas (ah ! quelle manière d'employer le pluriel !), n'importe quelle autre maison le publierait. Je l'ai alors de nouveau observé l'air de rien et je lui ai dit : amène-le-moi, arrange-moi un rendez-vous avec lui et nous verrons bien ce qu'on peut faire.

Deux jours après Belano a fait son apparition dans les bureaux de la maison d'édition. Il portait une veste et un jean. La veste avait quelques déchirures non recousues sur les manches et le côté gauche, comme si quelqu'un s'était amusé à la transpercer de flèches ou de coups de lance. Le pantalon, bon, s'il l'avait enlevé, il aurait tenu debout tout seul. Il portait aux pieds des chaussures de sport qui faisaient peur rien qu'à les voir. Il avait des cheveux qui lui arrivaient aux épaules, il avait sans doute toujours été maigre, mais à présent il paraissait l'être encore plus. Il avait l'air de ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Eh bien mon vieux, ai-je pensé, quel désastre. Malgré tout il donnait l'impression de s'être douché le matin même. Je lui ai donc dit : monsieur Belano, voyons cette anthologie que vous avez faite. Il a dit : je l'ai déjà donnée à Vargas Pardo. On part du mauvais pied, ai-je pensé.

J'ai pris le téléphone et j'ai demandé à ma secrétaire de faire venir Vargas Pardo à mon bureau. Pendant quelques secondes aucun de nous deux n'a parlé. Carajo, si Vargas Pardo mettait un peu plus de temps à se pointer, le jeune poète allait s'endormir. Ca d'accord, il n'avait pas l'air d'un pédé. Pour passer le temps, je lui ai expliqué que des livres de poésie, on le sait bien, on en publie beaucoup, mais on en vend peu. Oui, a-t-il dit, on en publie beaucoup. Mon Dieu, il avait l'air d'un zombie. Pendant quelques instants, je me suis demandé s'il n'était pas drogué mais comment le savoir ? Bon, lui ai-je dit, et ça a été difficile de faire votre anthologie de poésie latino-américaine ? Non, a-t-il dit, ce sont des amis. Quel culot. Alors donc, ai-je dit, il n'y aura pas de problèmes de droits d'auteur, vous avez toutes les autorisations. Il a ri. C'est-à-dire, permettez-moi de vous expliquer, il a tordu la bouche ou a courbé les lèvres ou a montré des dents jaunâtres et a émis un son. Je jure que son rire m'a donné la chair de poule. Comment le décrire ? Comme un rire qui sortirait d'outre-tombe ? Comme ces rires que l'on entend parfois quand on marche dans le couloir désert d'un hôpital ? Quelque chose comme ça. Et après, après le rire, on aurait dit que nous allions replonger dans le silence, ce genre de silence gênant entre des personnes qui viennent de faire connaissance, ou entre un éditeur et un zombie, en l'occurrence c'est la même chose, mais moi la dernière chose que je désirais c'était me voir pris à nouveau dans ce silence, et donc j'ai continué à parler, j'ai parlé de son pays d'origine, le Chili, de ma revue où il avait publié quelques comptes-rendus littéraires, de la difficulté qu'on avait parfois à se débarrasser d'un stock de bouquins de poésie. Et Vargas Pardo qui n'arrivait pas (il devait être pendu au téléphone à jacasser avec un autre poète !). Alors, juste à ce moment-là, j'ai eu une sorte d'illumination. Ou de pressentiment. J'ai su que je ferais mieux de ne pas publier cette anthologie. J'ai su que ce serait mieux de ne rien publier de ce poète. Que Vargas Pardo et ses idées géniales aillent se faire voir chez les Grecs. S'il y avait d'autres maisons d'édition intéressées, eh bien qu'elles le publient elles, pas moi, j'ai su, pendant cette seconde de lucidité, que publier un livre de ce type allait m'attirer la poisse, qu'avoir ce type assis devant moi dans mon bureau, qui me regardait avec ses yeux vides sur le point de s'endormir, allait m'attirer la poisse, que la poisse était probablement en train de planer au-dessus du toit de mes éditions comme un corbeau puant ou un avion d'Aerolineas Mexicanas destiné à s'écraser contre le bâtiment ou se trouvaient mes bureaux. ... [...]
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