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Citation de Lamifranz


UNE HISTOIRE DROLE


C’est pas de l’amour, c’est de la rage
Pasteur


N’attendez pas de moi une histoire drôle.
Je ne dirai rien.
C’est que je tiens à la vie. Et vous aussi, je suppose.
On s’embarque pour une histoire aimable et puis souvent ça finit moins bien qu’on le voudrait.
En tout cas, cela a fini très mal pour un de mes amis que je ne veux pas nommer et qui racontait des histoires drôles.
Il est juste de dire que c’était de la véritable histoire drôle. Car il y a de drôles d’histoires qui ne sont pas drôles, mais la sienne, elle l’était, drôle, et comment !
Il avait mis des années pour la mettre au point, parce que c’était aussi un drôle de travailleur et un acharné fignoleur de l’histoire drôle.
Pas une bavure, pas un dérapage, pas un quart de millimètre d’écart, tout concourait à la drôlerie. Il avait passé des drôles de nuits à l’ajuster. Mais quel résultat ! C’est qu’il la tenait : parfaite, percutante et drôle au point qu’on pouvait dire que mon ami, que je ne veux pas nommer, avait inventé le rire.
Tout ce qui avait été fait avant, certes n’était pas toujours négligeable, mais tout de même, il faut avouer que ça pâlissait drôlement à côté de l’histoire drôle de mon ami dont je tairai le nom
Un jour, il entre dans un café où il allait de temps en temps. Il n’y avait pas de clients. Seule, la serveuse était là en train de s’astiquer les ongles en pensant à autre chose.
« Quoi de neuf ? qu’elle dit.
Rien. »
Et ils bâillent, synchrones.
« C’est tout ce que vous dites ? qu’elle reprend.
- C’est tout » qu’il fait.
Mais il se ravise et dit, absolument sans arrière-pensée :
« Je peux vous raconter une histoire drôle.
- Oh oui ! » dit la petite en battant des mains.
Alors lui, raconte son histoire. Il venait justement d’y ajouter un épisode qui était drôlement démoucheté, un vrai chef d’œuvre, comme vous allez voir. Au bout de deux phrases, l’enfant prend en plein zygoma un mot drôle bien catapulté. Elle se tord. Mon ami embraye à fond. C’est du délire.
« Assez » dit la serveuse, pliée en deux.
Il embraye en troisième avec le passage au poil qu’il venait d’ajouter. Quel chantier ! Ça attaquait la gosse par l’entendement, les oreilles, les yeux. D’autant plus que c’était aussi un drôle de mime, le copain.
« J’en peux plus ! J’en peux plus ! »
Il ne s’est pas rendu compte, il a continué. Et voilà ce qui s’est passé :
La rate de la rieuse s’est gonflée comme un ballon du Louvre. Vous savez ce que c’est que la rate : c’est une masse friable qui se trouve dans le cul-de-sac de l’estomac et qui est remplie de parenchymes. Un truc sérieux. Il n’y a pas à rigoler avec ça. Mais ce bougre d’ami qui tenait son succès, il continue. Il en remet. Hardi, hardi ! Ç’a été épouvantable.
La rate, dilatée à l’excès, appuyait sur le médiastin. C’est facile à comprendre que le médiastin, à ce moment-là, se trouvait être en porte-à-faux. Pression, elle cherche son souffle ; la pression s’intensifie. (Si j’avais un crayon, je vous expliquerais mieux). Médiastin coincé. Assez, assez, grande brute ! et crac, l’air ne passe plus, larynx en travers, elle tombe. Elle était morte.
Il faut dire que l’histoire était une histoire à mourir de rire. Mais tout de même.
Voilà le copain bien embêté. La patronne qui était au premier, descend en vitesse et commence à pointer le doigt sur lui :
« Vous l’avez tuée ! Vous l’avez frappée !
- Du tout. Je lui ai raconté une histoire drôle.
- Avec un instrument contondant ? »
Il précise que non, que la victime est morte de rire, simplement.
Ce n’était pas drôle du tout.
« Vous voilà dans de drôles de draps » qu’elle a dit, la patronne.
Le fait est que Police-Secours est arrivée avec une drôle de gueule et on a emballé mon gars pour le Quai des Orfèvres.. Les heures qu’il a passé là, c’est l’enfer.
« Qu’est-ce que tu lui as fait, à la petite ?
Rien. Je lui ai raconté une histoire drôle.
Il ne pouvait pas dire autre chose, bien sûr, puisque c’était la vérité.
« Dis-nous quelle histoire.
Non, je ne la dirai pas. »
Alors ils l’ont cuisiné. Et des coups de matraque derrière la tête et des écrasements d’orteils : « Tiens, tiens, ordure ! » qu’il en avait les doigts de pieds en bouquets de violettes (défraîchies).
« On te la fera bien dire, ton histoire. »
Ils lui ont tout fait. Jusqu’à cent bougies dans l’œil, modèle Roubachoff. Il devenait fou, quasi.
Au bout de dix-huit heures, il a flanché :
« J’en peux plus. Envoyez le juge d’instruction, je vais lui dire mon histoire. »
Le juge arrive, de mauvaise humeur. Il demande à rester seul en présence de l’accusé. Un gros flic, pourtant, reste là, car on ne sait jamais.
Et mon ami raconte son histoire.
Le magistrat écoute, sourit, puis se tord, puis se tape sur les cuisses, puis se casse en deux, puis fait signe qu’il n’en peut plus. Et puis il tombe, il était mort. Mort de rire, lui aussi, tué par l’histoire drôle.
Quant au gros flic, il n’a tourné le coin que le lendemain matin, à l’hôpital.
Parce qu’il n’avait pas compris tout de suite.

Mais un qui se faisait du mouron, c’était mon copain (non, je ne dirai pas qui c’est), mon copain tout seul dans sa cellule, qui se laissait aller au désespoir.
« Je suis un fléau, qu’il répétait, il n’y a pas de doute. Moi, dont c’est le métier de raconter des histoires drôles, je vais tuer des salles entières. Je peux affadir mon histoire. Mais ce ne sera pas le chef d’œuvre de l’histoire drôle. Je suis damné. »
Quand on ouvrit la porte de la cellule, le lendemain, on ne trouva que son cadavre.
Le malheureux s’était suicidé.
Il s’était raconté son histoire toute la nuit.
Alors, vous comprenez, moi, depuis…

(Les nouveaux contes du grand-père Zig – 1952)

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