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Citation de Charybde2


L’épopée des Indes, c’est cela : l’idée que durant près d’un siècle, toutes les navigations sont pensées et accomplies dans un seul et même but – rallier l’Inde, puis, surtout, l’empire du Grand Khan, dont Marco Polo a vanté les merveilles.
Et pour prouver la continuité de cette ambition, les chroniqueurs lisboètes transforment l’un des fils du roi Jean Ier de Portugal, l’infant Henri, en un personnage truculent : « Henri le Navigateur ». Mais « Henri le Navigateur » n’a jamais vraiment navigué. Tout au plus a-t-il traversé le détroit de Gibraltar puis financé, une fois devenu gouverneur de l’Algarve, certaines expéditions sur la côte ouest de l’Afrique. Et ce non pas pour remplir les blancs des portulans, mais simplement parce qu’il avait obtenu du pape le droit d’en tirer bénéfice. Son frère Pierre, lui, a voyagé loin – mais pas en direction de l’Asie : jusqu’au Danube, en passant par l’Angleterre.
Alors oui, ce sont peut-être les deux infants qui ont persuadé leur père de la nécessité de la conquête sabre au clair de l’enclave de Ceuta, sur les côtes marocaines. Mais il n’en allait de rien d’autre, semble-t-il, que de leur soif de titres. Ce que jeunesse veut…
Car pour les chroniqueurs de l’expansion portugaise, tout commence par la prise de Ceuta, en 1415, et tout s’achève avec l’arrivée de Vasco de Gama à Calicut, en 1498. Madère en 1419, les Açores en 1427, le cap Bojador, au sud du Sahara, en 1434, le Sénégal en 1441, la Guinée en 1450 : une progression par sauts de puce, en bordure de l’Atlantique Nord, à la lisière de ce que l’on appelle encore la « mer des Ténèbres ». Les caravelles ondoient le long des côtes, se faufilent dans les estuaires. Un peu d’or, beaucoup d’ivoire – des esclaves, déjà.
Pourtant, cette idée d’un grand plan, d’un dessein univoque obstinément poursuivi quatre-vingts ans durant, cette idée ne tient pas. La prise de Ceuta et des places fortes côtières du Maroc n’est en aucune façon la « phase 1 » d’un projet de conquête de l’Asie.
Quand on va voir les sources de près, comme les historiens l’ont fait, la prise de Ceuta n’est qu’un épisode parmi d’autres dans la rivalité séculaire entre la couronne portugaise et les pouvoirs musulmans nasride et mérinide. Il y est bien question du contrôle du détroit de Gibraltar, mais parce qu’il commande le négoce maritime entre la Méditerranée et la façade atlantique de l’Europe : pas parce qu’il ouvre sur le Grand océan qui conduit en Asie.
La conquête de Ceuta, d’ailleurs, c’est un surprenant point de départ, quelque chose comme l’Iliade à l’envers : la grande bataille qui décide de tout, mais placée en début de récit. Achille qui tue Memnon en lever de rideau – presque une bévue de scénariste.
Puis, c’est un carnage, pas une guerre en dentelles. Un mercenaire français, Antoine de La Sale, raconte qu’une fois les portes de la ville enfoncées, les soldats portugais combatirent dans les faubourgs « jusqu’au coucher du soleil, sans pièce de harnais désarmer ». Gomez Eanes de Zurara – le chroniqueur officiel de la cour – écrit encore qu’au terme de la bataille, les rues étaient jonchées de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, et que Jean Ier les fit tous jeter à la mer. Il faut beaucoup d’imagination – et pas mal d’indécence – pour y voir le prologue glorieux d’une odyssée planétaire.
Et si la morale peinait à se faire entendre, comme il lui arrive souvent, il suffirait de donner la parole au portefeuille pour prendre la mesure du désastre. La prise de Ceuta coûte à la couronne la bagatelle de 280 000 dobras, soit une fois et demie le revenu annuel du royaume ! Même en admettant que les nobliaux aient de temps à autre besoin de tirer l’épée, ça fait quand même très cher la tuerie.
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