Je suis consciente que j'ai entraîné Albert sur un terrain dangereux où chaque parole a un coût, où chaque nouvelle évocation surgie hors des sentiers battus de la mémoire se paie au prix fort. Car il y a la grande route du souvenir, celle que l'on passe toute une vie à baliser, à tasser, à aplanir, à aménager et où le passé peut se relire, se dire, se répéter, figé, presque inoffensif, débarrassé des pics de douleur qui pourraient venir vous détruire ici encore. Et puis il y a le hors-piste: un espace sauvage, dangereux, où vous propulsent malgré vous un goût, une odeur, une image, un nom, un lieu - l'espace du bouleversement, celui qui menace l'équilibre précaire du nid de mémoire que l'on s'est bricolé jour après jour pour tout simplement survivre.