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Citation de Polomarco


Un jour, je suis désigné pour faire partie du quota fatal. Avec mon groupe, j'attends plusieurs heures devant l'enceinte du crématorium. Personne ne songe plus à en réchapper. Mais des colonnes entières passent devant nous, prioritaires. Peut-être sommes-nous en avance sur le planning, ou les autorités en retard sur le rythme d'extermination. En tout cas, après une longue attente, nous sommes ramenés jusqu'à nos baraquements. Le jeu de hasard continuera.
Je suis de nouveau sélectionné, quelque temps après.
J'ai juste le temps de faire à Ben un signal d'adieu, puis nous sommes regroupés et nous traversons tout le camp. Un trajet qui paraît bien court... Nous sommes parqués dans un baraquement spécialement gardé d'où, une fois que nos numéros matricules auront été relevés, nous serons conduits par camions vers les chambres à gaz.
Les condamnés échangent en silence des regards fous, traqués, où la rage de ne pouvoir agir s'ajoute à l'effroi de la mort imminente.
Au fond de la pièce : un baquet en bois, rempli d'eau, et une brosse.
Au milieu du désarroi général, de la paralysie de chaque âme, je m'accroupis. Je rampe vers la bassine. Je commence à frotter le plancher avec toute la vigueur du déporté actif, docile, qui cherche à s'acquitter au mieux d'une tâche qu'on lui aurait imposée.
Ne négligeant aucun recoin, j'accomplis mon travail avec régularité et application, tout en me rapprochant lentement, de l'entrée... Les gardes, qui jettent régulièrement des coups d'œil à l'intérieur, par la porte ouverte, m'ont aperçu. Mais ils deviennent involontairement les complices :
"Hé, cette partie est encore sale, recommence ! "
À genoux, je frotte. Ils me lancent des ordres, j'obéis. Chaque latte du parquet est savonnée, décapée, avec " l'énergie du désespoir ". Je passe entre les jambes des autres condamnés qui, tout à leur terreur, ne me remarquent plus.
Je continue de ramper en frottant, sous les regards goguenards des surveillants qui se divertissent à multiplier les vexations.
"Astique encore ce coin, fainéant ! "
Mon obéissance est totale.
Lorsque, enfin, après un temps, infini, j'accède aux marches qui conduisent vers la sortie, chacune d'elles est frottée, avec une conviction qui attendrirait le plus impitoyable des Kapos. Je ne suis que gestes répétés, entêtés, sur ce bois usé par des milliers de pas.
Les bottes des Allemands m'encadrent. L'instant de vérité. Je prends le baquet d'une main, la brosse de l'autre et je commence, lentement, à m'éloigner.
J'attends le cri, les bruits de pas, qui m'intimeront l'ordre de m'arrêter. Rien.
Indifférents, les gardiens ont cessé de s'intéresser à moi. Je n'appartiens plus tout à fait au monde des morts.
Alors, d'un pas en apparence nonchalant, je retourne me fondre dans l'anonymat du camp, redevenu un matricule vivant. J'arrive, épuisé, à mon baraquement.
Avant de sombrer dans le néant du sommeil, je revois un instant le visage de ma mère.
(pages 83-86).
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