C’est pourquoi je me suis fixée comme objectifs, avec la recherche dont témoigne ce livre, non seulement d’étudier les expériences des femmes rescapées du génocide des Tutsi et d’analyser le phénomène des violences sexuelles en contexte de conflit armé, mais encore, de contribuer, par le biais de cette production de savoirs, à dénoncer l’appropriation du corps des femmes comme champ de bataille, en temps de guerre comme en temps de paix
Tant que la lutte contre les multiples formes de violences patriarcales, sexuées, sexistes et sexuelles, ne constituera pas une priorité d’action pour les États et l’égalité de droits comme de fait entre les femmes et les hommes, une réalité en temps de paix, comment entrevoir la fin de la guerre contre les femmes en situation de conflit armé ?
L’appropriation des femmes (par les hommes et les communautés) s’articule autour de deux principaux axes, l’un, d’ordre matériel, constituant la face concrète du rapport de pouvoir entre les sexes, et l’autre, d’ordre idéologique, qui constitue la forme mentale de ce rapport et se traduit dans les discours sur les femmes et leur « nature ». L’appropriation matérielle des femmes s’associe à une prise de possession de leur corps, de leur individualité, qui va au-delà de l’accaparement de leur force de travail. Cette main mise s’étend à l’espace et au temps, eu égard aux normes sociales exigeant des femmes qu’elles s’occupent du corps du dominant, ce qui inclut une disponibilité permanente pour le soin des membres de la famille, mais aussi une forme ou l’autre d’obligation sexuelle
Au regard des violences sexuelles de masse qu’elles ont subies, ces survivantes font face aux immenses conséquences physiques, matérielles et morales du génocide au sein d’une nation qui a résolument inscrit la réconciliation à son agenda. En ce sens, les femmes rescapées du génocide des Tutsi font certainement les frais d’impératifs politiques et économiques incompatibles avec les exigences du processus de reconstruction d’un « nous » et d’un soi pulvérisés par la haine, qui sont aussi celles d’un peuple que l’Occident a laissé mourir
Pour mes interlocutrices, la réconciliation s’assortit donc de conditions de vie extrêmement difficiles et n’a pas les prérequis nécessaires, notamment la liberté de parole, dans un climat social marqué par l’omerta, l’hypocrisie et le contrôle étatique de même que, faut-il le rappeler, par d’importantes tensions entre les ex-génocidaires et les personnes rescapées. A fortiori lorsqu’elles craignent pour leur vie, nombre de rescapées ne peuvent affronter la libération des prisonniers et la persistance d’une forme d’impunité.
Le viol n’est pas un accident de parcours ou un dommage collatéral du conflit armé. Son utilisation généralisée en situation de guerre reflète la terreur spécifique qu’il inspire aux femmes, le pouvoir spécifique qu’il confère au violeur sur sa victime, le mépris spécifique dont il témoigne à l’endroit des victimes
Les récits des femmes-bourreaux doivent pourtant faire l’objet d’analyses féministes pour saisir la teneur de leur participation criminelle, pour comprendre leur stigmatisation sociale et leur diabolisation dans les médias, mais aussi pour analyser le processus d’intériorisation de valeurs glorifiant conjointement virilité et violence
J’espère avoir mis en lumière le caractère organisé du génocide qui vise des objectifs bien précis (conquête du pouvoir, appropriation de richesses, etc.) pour l’atteinte desquels les gouvernements successifs ont attisé et instrumentalisé les inégalités sociales, les transformant en conflit « ethnique ».
Dans les années suivant le génocide, une mission importante des groupes de femmes consiste à développer des outils pour encourager les femmes à témoigner devant un groupe de pairs, pour se défaire du traumatisme, mais aussi à témoigner en justice, au tribunal ou dans les Gacaca
En les réduisant à leurs fonctions de génitrices pour reproduire la « race », en les violant, simples courroies de transmission du lignage, bref, en les assimilant à leur « nature », les bourreaux profanent la culture des femmes et les projettent hors de leur humanité