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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Samedi 25 janvier 2020
Les bêtes se jetaient sur le chemin comme des gamins à l’eau, elles s’ébattaient entre les haies avec une gaieté folle. Effrayés par ces cavalcades, les geais giclèrent des hauts arbres avec des cris rageurs, furieux de devoir partager l’espace avec ces créatures gigantesques. Les vaches soudain légères tambourinaient le sol et remettaient ce qu’il faut de vie dans cette nature tout juste réveillée. Dans les auges au milieu des prés, les poissons rouges tournoyaient dans une lumière sans ombre, d’ici peu les mufles humides plongeraient dans l’onde claire sans les atteindre et les jours reprendraient le dessus sur les nuits. Ce soleil de fin janvier étrennait ses premiers feux, et il y allait franchement, il faisait presque peur à taper aussi fort, décrétant le printemps avec deux mois d’avance. En se retournant, Alexandre nota que Constanze ôtait son pull pour le passer autour de la taille, elle fermait la route à l’arrière auprès des veaux étourdis. Elle venait chaque année pour l’occasion, voir le spectacle de ces jeunes bêtes qui rejoignaient le troupeau après deux mois d’abri. Comme Alexandre, elle goûtait cette folie qui prenaient les animaux, même s’ils se disaient qu’un jour, au lieu de les rentrer l’hiver pour les protéger du froid, on les rentrerait l’été parce qu’il ferait trop chaud.
Constanze s’amusait à relancer les nonchalants. Sans même élever la voix, elle attisait les traînards qui découvraient le trèfle neuf des bas-côtés et ce que c’était que courir, lancer ses muscles à l’assaut du dehors. Pour la première fois de leur vie ils se retrouvaient dans un monde fait d’herbe, d’arbres et de buissons. Pendant dix mois ils se perdraient dans une mer de collines de laquelle ils tireraient une sève généreuse comme un lait maternel.
Le vrai premier jour de l’année aux Bertranges, c’était ce matin de la mise à l’herbe, le jour qui disait que la vie recommençait. Alexandre dut presser le pas pour ne pas se faire doubler par les bêtes. Dans le regard des chiens aussi on sentait une gaieté, celle de manier de nouveau ce troupeau. En longeant le dévers, Alexandre jeta un regard à ses trois sœurs qui culminaient de l’autre côté du vallon. Sur la colline d’en face, Caroline, Agathe et Vanessa tournaient lentement. Leurs pales brassaient un air neuf, une bise mollassonne leur soutirait deux ou trois mégawatts tout au plus, alors que la tempête Gloria, deux jours auparavant, avait soufflé tellement fort que leurs longs bras s’étaient figés, cloués par les rafales comme par la peur. Cela faisait dix ans qu’Alexandre avait donné à ces éoliennes les prénoms de ses sœurs. Trois frangines de plus de cent tonnes chacune, qu’il saluait parfois avec moins d’ironie que d’amertume, mais que celles-là au moins il continuait à voir.
Les vaches tournèrent à droite et entrèrent d’instinct dans le pré, des sifflements montaient des branches nues, rouges-gorges, pinsons et chardonnerets devaient croire que l’hiver était fini pour de bon, le long de la haie les pruniers sauvages étaient prêts à dégoupiller leurs bourgeons, dans une poignée de jours ils lanceraient leurs fleurs blanches à l’assaut du grand air.
D’année en année, la nature était un peu plus en avance, les arbres se dépêchaient pour dresser des ombres.
Une fois dans le pré, les veaux retrouvèrent leurs aînées, le coup de folie était passé. Ils reprenaient leur rythme méthodique d’herbivores avec une application d’artisan. Chaque vache se sent investie de la mission de brouter le pré entier, elle voue sa vie à cette tâche infinie. C’était reposant à voir.
Constanze s’approcha d’Alexandre et passa ses bras autour de sa taille, tous deux regardaient ce tableau, soudés par l’indéfectible lien de ceux qui avancent dans la vie avec la certitude douce-amère de s’en tenir à l’essentiel. Cette fraternité d’âme les hissait bien au-delà de l’amour et leur permettait de voir le monde avec le détachement des vrais sages, ceux qui ne désirent rien d’autre que ce qu’ils ont.
Constanze voulait repartir avant le déjeuner pour être de retour à la forêt en début d’après-midi. Par la nationale, elle en avait pour une heure et demie. Ils retournèrent vers la ferme en se tenant par la main, suivis par les deux chiens un peu déçus que la manœuvre soit déjà finie. Au moment de se quitter, c’était chaque fois pareil, ils ne se disaient rien de spécial, se parler en se séparant, «ça rend triste et ça porte malheur», c’est ce qu’elle avait retenu des pêcheurs de Madagascar, les Vezos, qui ne disent jamais au revoir lorsqu’ils prennent la mer, pour être sûrs de revenir.

À cinquante-sept ans ses parents lui parlaient parfois comme s’il en avait seize. Cette manie l’avait énervé pendant des années, mais depuis longtemps Alexandre s’en était accommodé, il avait même pris le parti de trouver cela touchant. Il évitait cependant de dîner trop souvent avec eux. Maintenant qu’ils étaient âgés, ils avaient dû embaucher le grand Fredo, un original qui rêvait de les faire passer en bio, si bien qu’ils se sentaient un peu largués face à leur employé, d’autant que le Fredo avait des relations bizarres, c’était le bon gars, mais dans ce camping abandonné qu’il squattait, on parlait de types pas très nets qui traînaient avec des voitures immatriculées à l’étranger.
Ces temps-ci, le père tenait parfois des raisonnements un peu étranges, et la mère avait de soudaines absences. Alexandre n’avait jamais vécu loin d’eux, il les voyait presque tous les jours. De la même façon qu’on ne voit pas ses enfants grandir, demeurer auprès de ses parents au quotidien empêche de les sentir vieillir, sinon par à-coups. La main droite d’Angèle trahissait par moments un léger tremblement qu’elle attribuait à la fatigue, à l’énervement, un jour elle en parlerait au médecin, seulement, comme elle disait : «Manouvrier ne donne plus de consultations depuis qu’il est mort», et médecin par ici, comme maréchal-ferrant ou rempailleur, ça faisait partie des métiers oubliés.
– Alors, elle est repartie, la miss ?
– Oui, ce midi.
– Elle revient quand ?
– C’est moi qui irai la semaine prochaine.
– Chacun son tour, c’est bien comme ça.
– Oui, c’est bien comme ça.

Le son de la télé était encore trop fort, les parents avaient la religion du journal de 20 heures et Alexandre se débrouillait toujours pour baisser le volume mine de rien.
Ce soir-là, il sentait bien que ses parents le recevaient un peu fraîchement, ils lui faisaient la tête parce qu’il venait de remettre toutes les bêtes au pré, alors qu’en Dordogne, juste à côté, le département était passé en alerte rouge à cause de la tuberculose bovine. Voilà trois semaines qu’ils ne lui parlaient que de ça.
Plus de quatre-vingts troupeaux étaient surveillés par les autorités sanitaires, depuis novembre on avait déjà procédé à des dizaines d’abattages diagnostics, on tuait l’animal avant même de s’assurer qu’il était malade en lui fouillant les entrailles, et si c’était le cas, on plaçait tout le cheptel à l’isolement.
– Tu sais ce que c’est que d’avoir à tester tout un troupeau ?
– Mais papa, on n’en est pas là.
– T’aurais quand même pu attendre avant de les ressortir.
– Toi-même tu dis qu’il faut s’adapter à la nature, qu’il faut suivre le mouvement.
– Pour les cultures, oui. Mais pour les bêtes c’est différent, on ne les sort pas juste parce qu’il fait beau.
– L’herbe a déjà bien poussé à l’ouest, ça servirait à quoi d’attendre ?
– Tu veux enrichir le vétérinaire ou quoi ? Et puis tu vois le bazar que ce serait si tu devais les dépister une à une, les empoigner pour l’intradermo et reporter le tout sur le carnet, t’en aurais pour un quart d’heure par tête, ça prendrait des jours !
– Mais le premier élevage est à vingt kilomètres, elles risquent pas d’être contaminées.
– Et les sangliers ? Et les renards ? C’est comme ça que ça s’est répandu en Dordogne.
– Les sangliers ne montent pas aux Bertranges, au contraire ils descendent vers la vallée, c’est plutôt toi qui devrais grillager tes poireaux et tes asperges.
– Les asperges ne chopent pas la tuberculose, que je sache.
– Pas encore !

La mère ne voulait pas intervenir, depuis longtemps elle avait décidé que la ferme là-haut, ce n’était plus leur affaire, d’ailleurs ils n’y mettaient plus les pieds, déjà parce qu’ils y avaient vécu cinquante ans, mais surtout parce qu’ils ne comprenaient plus les façons de travailler de leur fils, ils ne croyaient pas à ces pâtures sans fin, à ces magasins de producteurs, à ces histoires de vente à la ferme, toutes ces complications c’était du temps perdu. Et puis ils ne voulaient plus entendre parler de bêtes, et surtout ne jamais plus en avoir, pas même une perruche ou un chat.
Ils continuèrent à dîner en silence. À l’écran, des centaines de pelleteuses et de tractopelles de toutes les couleurs manœuvraient bord à bord, produisant un ballet fascinant de pelles hydrauliques. Alexandre remonta le son pour en savoir plus sur ce miracle de génie civil. En Chine on construisait deux hôpitaux en dix jours, deux hôpitaux de mille places chacun, alors qu’ici ça faisait cinq ans qu’on attendait une maison médicale dont les fondations n’étaient toujours pas creusées.
Delahousse annonça qu’à Paris, deux malades semblaient avoir été touchés par le mystérieux virus chinois, mais qu’ils allaient bien. Une brochette de médecins en blouse blanche étaient interviewés devant un grand hôpital, ils assuraient que tout était rentré dans l’ordre. Il s’agissait seulement de comprendre comment ces deux personnes avaient attrapé ce virus et de retrouver l’individu qui les avait contaminées, il y aurait donc une troisième personne touchée. Mais déjà on repartait en Turquie où un tremblement de terre avait fait des dizaines de morts, des répliques étaient redoutées dans les prochains jours ou mois.
Ils finissaient le fromage et le monde entier avait défilé devant eux, ils jetèrent une dose de café soluble dans leur tasse avec un curieux
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