Personne ne savait, ou tout le monde faisait semblant de ne pas savoir. Ses souvenirs glissaient. Des images fugaces de sa mère lui revenaient. Elle en gardait peu de souvenirs : un sourire, une silhouette gracile, des paroles douces et une tristesse immense. Sa mère, mariée à un monstre, sa mère criant, pleurant, sa mère qui l’embrasse en lui demandant pardon, les hurlements, le soleil qui perce les fenêtres de la cuisine, les coups qui pleuvent et sa mère qui tente de s’enfuir, tombe et ne se relève pas. Sa mère qui ne se relèvera plus, sa mère qui ne l’embrassera plus, sa mère qui ne la serrera plus jamais dans ses bras. Et son père qui devient fou, qui la repousse violemment quand elle se jette sur le corps sans vie, son père qui la hait déjà de tant lui ressembler, son père qui ne cessera ensuite de lui faire payer cette ressemblance, son père qui voudra reprendre, des années plus tard, ce que sa propre violence venait de lui arracher.
Photographe… le métier qu’Eireen rêvait d’exercer… L’idée était bonne mais ne tiendrait pas la route si Jen venait à croiser une vieille connaissance ou un fan de rock…
Elle avait développé un certain talent pour les farces, le vandalisme et la bagarre. A 12 ans, elle était déjà passée maîtresse dans l’art de faire tourner tout le monde en bourrique. Son intelligence n’arrangeait rien : tout le monde semblait lui en vouloir de ne pas être une jolie poupée bien sage, on lui reprochait ses jeux, son comportement, sa chevelure en bataille et ses lectures un peu trop évoluées pour une enfant de son âge.
Elle avait tant voulu ensevelir son passé douloureux qu’elle avait fini par enterrer les bonnes choses avec. Elle ne réalisait que maintenant que leur absence avait créé un vide qui hurlait qu’on le panse et le comble. Elle dévora la tourte d’une traite, ne s’arrêtant que pour avaler une grande gorgée de bière de temps à autre.
Je suis libre, je me suis libérée de vous, libérée de lui, vous ne pourrez plus jamais me faire souffrir, vous n’avez plus de prise sur moi. Je ne suis pas revenue pour hériter : je suis revenue pour me venger et je compte bien le faire de la plus belle des façons.