- Là, docteur, écoutez, ça dépend des sensibilités. Moi, vous me donnez un verre d'eau de Vittel et une pincée de sel, je vous fais la Méditerranée avec tous ses poissons dedans, tous ses bateaux dessus jusqu'aux scooters insupportables, et tous ses hommes autour depuis le néolithique jusqu'à ce matin bonne heure... Mais c'est vrai, vous avez raison, les livres de cuisine, surtout en édition de poche, ça manque de poésie. Cent cinquante ou deux cents plats, enfilés par les yeux comme des poissons mis à sécher, aveugles face au vent du large, ça fait vraiment cantine des PTT Si je devais écrire un livre de cuisine, il me semble que je tâcherais d'y instiller la vie qui va avec, le souffie. Je montrerais la cuisinière dans sa maison, la maison dans sa rue, la rue dans sa ville, la campagne où la ville s'adosse, la mer qui lui fait face, éternelle fiancée. Dans la présentation d'un plat, je nommerais les acteurs, par exemple, pour un plat de couscous-boulettes au poisson, je pourrais dire :
-Mardi 12 avril 1956: couscous-boulettes au poisson chez madame Ninette Sarfati.
-Invités : Esther et Prosper Haccoune ainsi que leurs enfants Victor et Sarah, très turbulents, mais que Dieu les garde vifs, même si ça gêne un peu des fois.
-Le poisson : nom : Mérou, prénom Albert, poids 6,250 kg.
-Le pêcheur : nom : Zammit ; prénom : Dino dit « le Maltais », ; 12, rue Moncef-Bey, en face de la boulangerie de Djamili.
-Zone de pêche : derrière le brise-lames côté nord-ouest.
-Horaire : 6 h 30 le mardi 11 avril 1956.
-Conditions et commentaires : vent de sud-est force 3 avec rafales et pluie visqueuse et têtue, ligne vrillée bonne à jeter. Très grosse résistance et mauvaise volonté, digne fils de sa mère, Josette Mérou, prise l'année dernière au même endroit, couscous de madame Arlette Spinoza, 6 octobre 1955, non goûté....