Solange Lépine

Nora en voulait au monde entier, surtout à son père. Comment avait-il pu l’abandonner dans cette maison de fous ? Elle ne comprenait plus rien au monde des grands. Elle se sentait comme une vieille pomme qu’on a oubliée sur le comptoir. On voulait sa peau, bien, elle était assez grande pour y voir elle-même. Elle n’avalerait rien tant qu’elle serait sous l’emprise de ces « dames à sornettes ». Une grève de la faim s’avérait le moyen idéal pour faire valoir ses droits.

Comme si les patients avaient appris à souffrir en silence, il régnait dans la grande pièce une atmosphère paisible. Tels des elfes, les religieuses soignantes se déplaçaient en sourdine. Pourquoi son père lui semblait-il si fatigué ? N’était-il pas au sanatorium pour se reposer ? 

Les enfants sont beaucoup plus résistants qu’on peut l’imaginer. La majorité des personnes infectées par le microbe ne développeront pas la maladie. Ne vous inquiétez pas outre mesure. Que vous n’ayez rien remarqué d’anormal chez elle est déjà un bon signe.

Cette violence, si répréhensible, lui avait volé l’attachement envers le pays qui l’avait vu grandir. Il ne s’y sentait plus en sécurité et ne voulait pas que son enfant grandisse dans un climat politique aussi malsain. Cette volonté le poussa donc à aller rejoindre son cousin à Montréal. Lettre après lettre, Neil lui vantait cette ville canadienne attrayante où il faisait bon vivre. « Je me félicite d’avoir traversé l’Atlantique. Les Montréalais sont très accueillants et le climat social si différent de celui de Dublin. Je suis en train de faire des démarches pour acheter une boulangerie et je suis à la recherche d’un partenaire.

Décidément, Nora ne comprenait plus rien à son père. Où était passée sa manie de voir du danger partout ? Il lui avait répété des dizaines de fois de ne pas parler aux étrangers et voilà qu’il la confiait à des femmes inconnues.

On n’empêche pas plus la pensée de revenir à une
idée que la mer de revenir à son rivage.
Pour le matelot, cela s’appelle la marée, pour le
coupable, cela s’appelle le remords. » Les Misérables, Victor Hugo

À l’endroit même où, une trentaine de minutes à peine, il célébrait avec sa famille, il entrevit des corps ensanglantés et des débris de toutes sortes qui jonchaient le sol. Des blessés gémissaient, d’autres semblaient inertes. C’était comme si la terre s’ouvrait sous ses pieds. Submergé par un insupportable sentiment d’impuissance, il exprima sa souffrance dans un long gémissement étouffé par le bruit ambiant. Impossible pour lui d’imaginer Kathleen et sa mère parmi ces corps sanguinolents. Son cerveau rejeta aussitôt l’inconcevable hypothèse.

Comme si ses plaisanteries ne suffisaient pas à assouvir son grand besoin d’attention, Nora se montrait parfois franchement désagréable et mettait un point d’honneur à donner son avis sur tout. Son état de frustration l’empêchait de rester silencieuse et immobile plus de deux minutes.
L’intérêt qu’on lui démontrait la remplissait d’un délicieux sentiment d’importance. Mais dès qu’elle se retrouvait seule dans son lit, cette bonhomie avait tôt fait de s’estomper et la solitude ramenait les papillons noirs dans son esprit.

Certes, elle comprenait le déchirement de cette fillette à se séparer de son père, mais au moins, elle avait la chance d’en avoir un. Elle aurait donné cher pour avoir un papa qui la serre dans ses bras. Accueillie par les religieuses depuis son plus jeune âge, Rose n’avait pas connu ses parents. La communauté était sa famille et le pensionnat, son refuge.

— Je t’aime plus que tout au monde, mon ange. Tu es ce que j’ai de plus précieux.
Elle n’était pas certaine de bien comprendre. Comment pouvait-il l’aimer autant et la confier à des femmes qu’il ne connaissait même pas ?