La Grimeuse a pris un apprenti. Il a trop fière allure, on ne devrait pas. Laisser. L'apprenti. Le voila devenu. Il sait y faire. Il a des mains. Habiles. Le Bricoleur. Faut dire qu'il sait bien y faire. Il a les mains en or. Qui se baladent, oui ! Et quoi ? Si il veut les suivre, ses mains qui l’emmènent toujours plus loin. Jusqu'où iront-ils ? Il était bien ce garçon, il savait y faire.Comme quoi. Il faut toujours se méfier. N'ont qu'à bien ce tenir. On a un rôle a tenir, quand même. Tout de même. On ne peut pas. On ne peut pas laisser. Laisser faire. Laissez-les faire et voila où ça mène. Laisser les chiens sans laisse. On ne peut. Ça non, On ne peut pas. Les laisser faire. Les laisser, faut se méfier. Les laisser. S'échapper. Ça non.
Am stram gram bienvenue chez moi. Gram stram dam ça y est tu es là, tu verras, tu n'partiras plus. C'est une ville dont on ne s'en va pas.
Am stram gram partir tu voudras. Gram stram dam et bien tant pis pour toi. Si tu t'y colles, tu y resteras. C'est une ville dont on ne décolle pas.
Am stram gram on ne s'en va pas. Gram stram dam c'est parce qu'on n'peut pas. Si tu tombes tu n'te relèveras pas. On t'regarde alors fais bien ça.
Am stram gram l'oiseau lui s'en va. Gram stram dam pourquoi moi j'peux pas ? C'est comme ça, on n'a pas le choix.
Am stram gram bienvenue chez moi...
La Grimeuse porte à ces occasions un costume sobre. Un loup cache la partie supérieure de son visage. Sa bouche est peinte, comme ses mains. Son corps se meut rarement, mais toujours avec une extrême délicatesse. La gestuelle est ajourée et le verbe nocturne. Elle est frêle et vigoureuse, douce, lente et très vive à la fois, terrestre, pesante et en même temps très agile. Indéfinissable. Pendant que son visiteur se raconte, il arrive qu'elle se lève et, avec des gestes précis, verse encore du breuvage épicé dans la coupe. Elle l'approche ensuite des lèvres de son hôte. Ses caresses ne se répètent jamais, et pourtant, avec chacun elle use de légèreté et de rudesse, cela je puis l'affirmer. Ses mains, en chemin, tout à la fois frôlent, palpent, se glissent sous les vêtements, rien ne semble leur offrir de résistance. Elle a cette faculté inégalée pour trouver le point sensible, la zone franche, le moment juste. Elle amène peu à peu le visiteur à se perdre ; elle l'arrache et le rend à lui-même tout à la fois. Dans l'histoire qu'elle se met tour à tour à raconter, en réponse à celle qu'elle a entendue, son hôte est convoqué, elle en fait une figure principale, mais sous une autre forme que la sienne. Il n'est pas celui qu'il croit être, il est quelqu'un d'autre, ailleurs, et il n'y a plus de partition, juste quelques notes de départ sur lesquelles il peut improviser. Les mains de la Grimeuse ne cessent de se mouvoir sur son corps, pendant qu'elle lui cantonne : il était une fois, tu étais ci et ça ; il sera des fois, tu seras un autre, toi et toi et toi et d'autres encore ; simplement être, légèrement, infiniment être, débarrassé de toi, débarrassé de ça ; un vol d'étourneau, une danse, la brise, lalala. Ses mots se mêlent à ses baisers, elle les dépose où on ne les attend pas, elle ouvre du bout de la langue des chemins insoupçonnés, opère savamment la métamorphose. Son visiteur s'abandonne à sa science, bas les masques, la peau, la coiffure, les orifices, tout y passe. Le travail se poursuit longtemps, jusqu'à ce que, dans un dernier soupir, elle lui souffle un nouveau nom, celui qu'il portera ailleurs. Alors le visiteur est prêt. Il a reçu la clé. Il peut quitter Ciutabel. Il sort de scène. On ne le reverra plus.
Je voyais que les phrases se multipliaient, qu’elles constellaient la table et le sol, qu’il y en avait des myriades, accrochées à leur bout de papier comme à des coques de noix lancées dans les tourbillons des rigoles des trottoirs, des phrases de tout et de rien, des questions posées au matin, lancées aux chiens, des paroles qui tintaient sur le verre vide du pochard, des phrases pour saluer les menottés des machines à sous et les inviter à
une pérégrination lointaine, des phrases à glisser dans la poche des vieux figés sur la première raie des passages pour piétons, des phrases pour tendre les bas de laines qui tirebouchonnent sur les chevilles, des phrases que j’aurais aimé apprendre par coeur pour vous les dire.
Ce n'est pas la même chose. Le Carnaval tourne toujours dans le même sens. C'est un peu comme si nous étions sur un carrousel dont nous ne pouvions plus descendre. toujours le même manège, dont la rengaine se répète sans fin, quelques notes qui reviennent inlassablement. Le cirque, les bonimenteurs, ils venaient d'ailleurs. Ils arrivaient avec des histoires toutes fraîches, restaient quelque temps, et un beau jour, ils pliaient bagage. Nous ne savions jamais quand ils allaient revenir. Aujourd'hui, à Ciutabel, plus rien ne peut venir du dehors qui n'ait été au préalable filtré et dûment étiqueté. Le ville absorbe tout ce qui rentre et ne recrache rien, que de petits os blancs et secs.