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Citation de michelekastner


A cette époque, justement, quand je sortais de la maison, dès que je tournais sur Flatbush Avenue, mon visage se tendait comme le masque d'un lutteur mexicain. Je lançais des regards furtifs tout autour de moi, les bras souples, agiles, prêts. Ce besoin d'être toujours sur ses gardes, c'était une gigantesque dépense d'énergie, comme le lent siphonnage d'un réservoir d'essence. Il contribuait au déclin rapide de nos corps. Je ne craignais donc pas seulement la violence de ce monde mais aussi les règles conçues pour t'en protéger, les règles qui allaient imposer à ton corps des contorsions pour affronter le quartier, d'autres contorsions pour être pris au sérieux par tes collègues, et d'autres contorsions encore pour ne pas donner de prétexte à la violence policière. Toute ma vie, j'avais entendu des gens dire à leurs filles et leurs garçons noirs d'être "deux fois meilleurs", ce qui revient à dire "accepte d'avoir deux fois moins". Ces paroles étaient prononcées sur un ton de déférence religieuse, comme si elles recelaient quelque qualité tacite, quelque imperceptible courage, alors qu'en fait elles ne prouvaient qu'une chose : on avait un fusil pointé sur le front et une main qui nous faisait les poches. C'est comme ça que nous perdons notre douceur. C'est comme ça qu'ils nous arrachent notre sourire. Personne ne disait à ces petits enfants blancs, avec leurs tricycles, d'être deux fois meilleurs. J'imaginais plutôt leurs parents leur conseiller de se servir deux fois plus. Il me semblait que le pillage redoublait d'intensité à cause de nos propres règles. Voilà ce qui me frappait : le trait commun caractéristique de tous ceux qu'on rangeait dans la catégorie de la race noire, c'était l'inévitable soustraction du temps, car ces instants passés à préparer notre masque - ou à nous préparer à devoir accepter deux fois moins - ne pouvaient jamais être rattrapés. L'unité de mesure de cette soustraction du temps, ce n'est pas la vie entière, mais l'instant. C'est la dernière bouteille de vin, celle qu'on vient de déboucher mais qu'on n'a pas le temps de boire. C'est le baiser qu'on n'a pas le temps d'échanger avec cette fille avant qu'elle disparaisse à jamais de notre vie. Pour eux, c'est le radeau des deuxièmes chances ; pour nous, des journées de vingt-trois heures.
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