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Citation de taramboyle


La journée avait bien commencé, avec un ciel bleu sans nuage et un soleil invincible. Il faisait déjà chaud, lorsque le cortège de véhicules rutilants et décorés de rubans, arriva sur le perron de la mairie pour déposer les mariés, au rythme de la musique entêtante de « Daouar Daouar » de Khalass & Ghania.
Sakina et Mounir furent joyeusement acclamés par des « youyous », des cris et des applaudissements. La future mariée, vêtue d’une magnifique robe ample ornée de dentelle, ne laissait pas deviner sa grossesse, et souriait comme si elle vivait un rêve. Son compagnon, quant à lui, avait les cheveux huilés, impeccablement peignés et la barbe coupée du jour. Il arborait un smoking du plus bel effet, soulignant sa carrure massive et ses longues jambes.
Abad et Malika surveillaient silencieusement le défilé familial, depuis les marches de l’escalier menant à la salle des mariages. Le jeune homme ne cessait de recevoir des compliments des membres de sa famille pour sa tenue de haut standing qui semblait taillée pour lui.
Lorsque Sakina et Mounir s’approchèrent de l’escalier, Abad éprouva un violent haut-le-cœur. Malika empoigna aussitôt sa main :
— Il faut que tu relativises la situation, lui murmura-t-elle à l’oreille, sinon on court au désastre. Demain, ce mariage sera terminé et tu n’auras plus à le voir.
Malika officiait à merveille dans le rôle de la dulcinée attentive à son fiancé. Pour l’assemblée, qui les voyait si complices, il ne faisait aucun doute que Malika et Abad formaient un couple parfait. Elle ne démentit pas la rumeur. Et même si de nombreux jeunes hommes présents, tous très beaux, auraient pu la contenter, elle ne leur montra aucun intérêt.
Discret au point d’en paraître absent, Abad fouillait secrètement la cohorte d’invités, à la recherche de Gibran qu’il brûlait d’impatience de retrouver. Pour lui, c’était le seul événement intéressant de la journée. Il en était sans nouvelle directe depuis bientôt deux ans et il redoutait le moment où il allait le voir avec le trac d’un soir de première, telle une épreuve de vérité.
Jusqu’à l’adolescence, les deux cousins avaient passé tous les étés ensemble dans la maison de leurs grands-parents, connaissant une franche complicité et une innocente complémentarité proche de celle d’une fratrie. Malheureusement, après quelques malentendus et un été passé loin l’un de l’autre, il fut dit qu’Abad considérait les Algériens du bled comme des péquenauds et Gibran répondit qu’il n’avait pas besoin de lui et qu’Abad était mieux à cirer les pompes des colons.
Après la signature du registre par les mariés et les vœux du maire, tout le monde se retrouva dans le parc d’un petit château, non loin de Joinville-le-Pont.
Un photographe accompagna la famille et les proches à proximité d’une jolie fontaine afin d’immortaliser ce grand jour.
Abad fit bonne figure, pendant presque toute la séance, mais lorsque Mounir vint l’attraper par le bras afin que le photographe réunisse les hommes de la famille, il courut se cacher derrière le tronc d’un arbre pour y vomir.
— Quelle petite nature ! lança le jeune marié, vexé d’être ainsi repoussé.
Abad lui lança un regard assassin et contourna le photographe d’un pas excédé, sous les yeux dépités de ses parents.
Fadil courut pour le rejoindre :
— Bravo, tu as tenu au moins trente minutes, le félicita-t-il ironiquement. Tu sais où sont les toilettes ?
— Dans le bâtiment principal, derrière les vestiaires, lui répondit-il. Je t’accompagne, j’en ai plein les chaussures. Finalement, ton frère ne vient pas ?
— Il a dit qu’il ne se présenterait que pour le repas, répondit Fadil, en fouillant dans ses poches, l’air soucieux. Ils me préparent un micmac, avec mon père. Je ne comprends pas trop où ils veulent en venir, mais Gibran va dormir chez moi pendant tout son séjour. J’ai l’impression qu’ils espèrent m’espionner.
Arrivé à destination, Abad utilisa du papier toilette pour nettoyer ses chaussures souillées.
— J’ai une haleine de poisson pourri, tu n’aurais pas un chewing-gum ?
— Non, mais j’ai de quoi transformer cette soirée en rêve !
Fadil sortit de la poche de sa veste, une carte de crédit et un sachet de poudre blanche, avant de dessiner sur un petit miroir un rail de coke :
— Tu en veux, frère ? C’est ma tournée !
Abad écarquilla les yeux de stupéfaction.
— Oh ! Mais tu es sérieux, là ?
— Allons, arrête de jouer le rabat-joie, depuis tout à l’heure. C’est de la super bonne. Tu maries quand même ta frangine, aujourd’hui ! Il faut marquer le coup !
Abad haussa les épaules, termina d’astiquer ses chaussures et regagna seul la salle de banquet où des serveuses distribuaient du thé ou des boissons fraîches sans alcool aux nombreux invités.
Malika se précipita derrière lui pour l’enlacer :
— Ça va, mon beau fiancé ? Je ne te fais pas trop honte ? questionna-t-elle, avant de l’embrasser dans le cou.
— Au contraire, tu es tellement dans ton rôle que toute la famille va finir par vouloir nous marier, lui rétorqua-t-il en se retournant pour l’étreindre à son tour. Mais si tu me considères comme ton frère, notre relation ne serait-elle pas un peu contre nature ?
Malika éclata d’un rire charmant, attirant vers ce faux couple les regards jugeurs de la centaine d’invités qui se demandait qui avait enfin pu décoincer le bel Abad.
— Il y a un « point selfies », reprit-elle. Il faut se photographier avec un polaroid pour que les mariés gardent un souvenir de tous ceux qui étaient présents le jour de leur mariage.
Abad accepta et ils attrapèrent un cadre doré ancien avant de se prendre en photo à de multiples reprises en effectuant des grimaces et en éclatant de rire.
Les mariés apparurent quelques instants plus tard, face à une haie d’honneur et de nouveaux applaudissements.
Des mignardises algériennes furent servies sur des plateaux d’argent, avec du Champomy, tandis que des musiques traditionnelles étaient jouées sur la sono.
Après ce long apéritif, la famille et les proches se rassemblèrent dans une autre salle, où des tables rondes ornées de rubans dorés et de fleurs les accueillirent face à une petite scène.
Abad et Malika furent placés avec des jeunes du bled, dont deux adolescents qui passèrent le plus clair de leur temps à jouer sur leur smartphone.
En voyant l’heure avancer, Abad considéra avec déception que Gibran ne viendrait plus et il en éprouva une sorte de soulagement.
Lui qui était son confident, son exemple et même son protecteur, était devenu, au passage à l’âge adulte, une faiblesse, une menace, un souvenir qu’on préfère oublier.
Les entrées furent bientôt servies, des cailles farcies aux raisins qui laissèrent Abad perplexe :
— Qu’est-ce que tu as ? questionna Malika. Tu n’aimes pas ?
Il scruta son assiette avec le sentiment étrange de voir un petit animal à peine mort au milieu d’une savante présentation.
— Non, c’est juste que…
Il leva les yeux et croisa subitement le regard de Gibran qui l’observait durement depuis l’extrémité de la pièce d’un œil fixe et perçant, immobile.
L’instant tant redouté venait de se produire et il ne s’y attendait pas. Comme toujours, sa simple vue suffit à anéantir toutes les préparations psychologiques auxquelles il s’était inconsciemment soustrait. Gibran survolait dix catégories au-dessus de tous les invités réunis. Ses cheveux noirs bouclés mi-longs et brillants encadraient un visage fin et harmonieux, avec un nez légèrement retroussé, des lèvres sensuelles et un regard noir, respirant l’intelligence, qui semblait lire au plus profond des êtres.
Abad sentit une bouffée de chaleur le submerger, avant qu’une brutale nausée s’empare de lui. Il se leva, presque chancelant, une main devant lui. La salle de bal tournoya autour de lui, comme si elle était devenue un manège fou :
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Malika, dont le visage flou était méconnaissable. Tu n’es pas bien ?
— Je… Je reviens tout de suite… Ce n’est rien… Continuez sans moi…
Blafard, le jeune homme traversa la salle, comme une flèche, titubant, oubliant les usages, les invités, Gibran et le reste, se dirigeant sauvagement vers les toilettes pour y vomir à nouveau.
Mais cette fois, il se mit à grelotter et à transpirer abondamment.
Brusquement courbaturé, il parvint à se relever pour se rendre jusqu’aux lavabos et rincer abondamment sa bouche. Mais au lieu de retourner dans la salle de réception, il décida d’aller prendre l’air, dans le parc, afin de se remettre de ses émotions.
Il faisait encore bon, en cette nuit printanière étoilée qui présageait une journée ensoleillée, le lendemain.
Abad s’adossa contre la façade du petit château en pierre, soupirant profondément, avec le sentiment d’avoir échappé au pire.
Un nuage de fumée parfumée à la cerise traversa le paysage et il se tourna vers la gauche pour découvrir que Gibran vapotait non loin de lui, sans un bruit.
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