Pensive, elle songeait au fait qu’elle n’avait jamais vécu l’amour. Celui que les bouquins lui décrivaient souvent. Elle s’était toujours convaincue qu’il existait sans doute — sinon, on n’en ferait pas une telle montagne — mais elle ne l’avait jamais approché, de près ou de loin. Sa mère n’avait pas été un exemple de ce côté-ci. Divorçant tour à tour des deux hommes qui lui avaient fait un enfant, elle ne semblait pas candidate à l’amour éternel dont parlait les contes de fées.
Lorsqu'un regard t'émerveille,
Lorsque le vent te fait danser,
Lorsqu'elles font briller le soleil
Tu danses avec les fées.
Ne te fournis pas une occasion de regretter. Ne te donne pas de fausses excuses : tu es là pour t’arranger avec tes proches. Prends le temps pour ça, même si tu n’as pas ce stupide travail. Enfin, ce n’est qu’un conseil. Encore une fois, je ne suis pas concerné.
Après neuf années, une autre de ces rares certitudes était l’amour profond qu’il portait à ceux qui habitaient son cœur. Il n’avait pas encore en tête que le plus dur serait sans doute de se pardonner à lui-même.
Si l’on avait dû choisir deux personnes pour illustrer la douceur des sentiments et la chaleur de la tendresse, ces deux-là auraient été parfaits. Ils étaient beaux et ils le savaient, sans se soucier d’en avoir honte. Pourtant, de toute leur vie, chacun de leur côté, aucun d’eux ne s’était jamais vanté d’être unique, attrayant, inoubliable ou même un tant soit peu particulier. Ils ne s’étaient jamais jugés autrement que par le terme “moyen” : moyennement séduisants, pas brillants sans être sots, plutôt gentils… Sans plus.
Il était resté un vieil adolescent, errant sur le cours de sa vie sans en percevoir la moindre finalité. Un électron libre. Libre mais seul, en orbite autour du monde réel. Et la réalité était aujourd’hui une fragile bulle de savon qui flottait à quelques mètres de lui depuis trop longtemps. Il pouvait en faire le tour, s’en approcher, l’observer, l’analyser… Il pouvait tenter de comprendre les actions et les sentiments de toutes ces personnes qui s’agitaient à l’intérieur, mais il ne la touchait plus, restant à distance.
Un mec pas bien. Il y en a beaucoup. Pas que des mecs d’ailleurs… mais la plupart quand même. Des égoïstes, débiles, méchants, sexistes, faux, menteurs, violents, très, très débiles… Il y en a partout. Quand j’étais petite, je leur pardonnais en leur donnant gentiment l’excuse de la puérilité. Je me disais qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils étaient jeunes, voilà tout. Mais, plus je vieillis, plus je me rends compte que ça ne change rien : quel que soit l’âge, il y a juste beaucoup de connards finalement.
Ce n’était pas la première fois qu’il s’éveillait ainsi, déboussolé et fortement alcoolisé, loin de là. Ce ne serait pas non plus la première fois qu’il découvrirait, a posteriori, les bourdes qu’il avait faites durant sa veillée de beuverie. S’il devait compter le nombre d’occurrences où ses amis, ses flirts, ses camarades de promo — ou même de simples inconnus — l’avaient incendié pour son comportement de la veille sans qu’il en ait le moindre souvenir…
Elle ne connaissait rien de son passé, mais son estomac se tordait à chaque fois qu’elle découvrait de la douleur et de la peine dans le regard du jeune homme. Elle le savait gentil, bienveillant, et pourtant si mélancolique derrière une apparence joviale. Qu’est-ce qui avait donc bien pu lui arriver ? Elle ne souhaitait en aucun cas le brusquer, mais elle était avide de l’aider, de le faire s’ouvrir et de le soutenir.
Elle n’était pas à l’aise dans ce corps d’enfant et avait hâte de voir venir l’âge adulte. Peut-être parce qu’elle pourrait dès lors décider pour elle-même et qu’on la prendrait enfin au sérieux, au lieu de lui rabâcher qu’elle était trop jeune tandis qu’elle tentait de dialoguer en égale avec ses aînés. En attendant ce jour béni, elle trouvait du réconfort dans ces livres destinés à un public plus mature.