C'est un défi d'apporter une réponse à la question de savoir ce qu'est l'opinion publique lorsqu'une partie des sciences sociales, Pierre Bourdieu en tête, ne reconnaît pas son existence. Elle dispute du moins du concept d'opinion publique sondagière qui s'est imposé dans le paysage médiatique et politique comme reflet des aspirations de la société en lui opposant des critiques objectives qui sont devenues paradoxalement des critères empiriques pour fixer la notion floue d'opinion publique.
Pas de définition normative donc de la part des auteurs, il n'y a pas de consensus là-dessus, si ce n'est que l'opinion publique n'est pas un fait naturel mais une construction sociale, une opinion mobilisée sur des enjeux de société. Partant de ce constat très généraliste, Frinault, Karila-Cohen et Neveu dressent dans une première partie un panorama historique qui se décline selon un large consensus en trois mouvements : de l'état « embryonnaire » sous l'Antiquité athénienne qui pose les conditions favorables à un espace public mais qui doit être surveillé, à l'apparition de la société de masse au XIXe siècle qui voit éclore le sacre de l'homme citoyen investi du droit de vote censitaire lui reconnaissant une autorité sociale. Mais c'est l'époque des Lumières qui modélise la figure rhétorique de l'opinion publique : prenant conscience qu'on ne gouverne pas des territoires mais des esprits, l'époque donne naissance à l'idée directrice que le pouvoir politique s'exerce dans un espace public autonome, rationnel et voué à l'intérêt général.
Dresser l'historiographie de l'opinion publique a la vertu de poser les bases conceptuelles et les problématiques ou conflictualités qui vont opposer les sociologues aux sciences savantes lorsque ces dernières vont s'emparer de cette notion avec l'apparition du sondage. Objet de la seconde partie de l'ouvrage, l'opinion publique sondagière s'est imposée comme « un point de repère fixe », « un instrument de reconnaissance » fiable parce qu'assis sur les statistiques. Fiable mais imparfait au regard des critiques recensées par les auteurs relatives à la méthodologie, aux acteurs, aux effets et aux usages qui en sont fait. C'est la partie de l'ouvrage la plus dense, les auteurs rassemblant les points de vue contradictoires sous forme de débats laissés ouverts même si dans les énoncés les auteurs affichent une neutralisation des questions. L'émergence d'un espace public numérique abordée dans la dernière partie, parce que plus spontané, plus ouvert mais aux effets décisionnels encore limités installe pour le moment pour les auteurs une cohabitation des espaces publics sans qu'il y ait une transformation du régime d'expression de l'opinion publique au regard des pratiques observées.
Quelle que soit sa forme, l'opinion publique s'est construite sur des critères conflictuels (dont les conditions de réalisation sont difficiles à vérifier) qui la rendent instable et insaisissable. C'est un paradoxe pour un concept sacralisé qui exerce une véritable autorité dans la vie politique et au-delà. Malgré cette spécificité, les auteurs ont voulu adopter une grille de lecture synthétique, qui montre finalement combien la notion d'opinion publique se complexifie au contact de l'exposé de toutes les controverses.
La densité du propos rend parfois la masse d'informations difficile à métaboliser. Et encore plus difficile la rédaction d'un commentaire sur ce livre. Mais leur intention est bienvenue face à l'intensité des critiques qui entoure le concept d'opinion publique. le choix « éditorial » parvient à lisser, aplanir la production abondante de discours qui constitue pour l'opinion publique son essence même.
C'est un ouvrage au ton très agréable à lire de par sa dimension « narrative » bien que les auteurs s'en défendent.
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Dernière Masse critique d'avant la pause estivale, j'ai été récompensé par Babelio et les éditions Folio de l'enquête "Qu'est-ce que l'opinion publique ?" et je les en remercie. Il est bon parfois d'élargir ses lectures et de s'intéresser à des questions que l'on laisse de côté ...
Les trois auteurs de ce livre (Thomas Frinault ; Pierre Karila-Cohen et Erik Neveu) ont relevé ensemble un défi assez ambitieux de prime abord : identifier, définir et analyser l'opinion publique, ses sources et ses aspirations actuelles. L'opinion publique est en effet généralement présentée comme étant un ensemble des convictions,vaeurs, jugements, préjugés et croyances plus ou moins partagés par la population d'une société donnée ; pour autant elle est difficilement cernable.
Notion sans cesse présentée sous sa forme la plus connue, principalement au travers de la pratique des sondages, l'opinion publique est cependant protéiforme, alors que pour le sociologue Pierre Bourdieu, elle n'existait pas ... Consistant et documenté, l'ouvrage dresse un état des lieux de la naissance de ce concept qui n'a eu de cesse d'évoluer avec le temps et qui est appelé à se métamorphoser avec l'apparition et l'influence grandissante des réseaux sociaux.
Avec cette étude (pas si indigeste que cela au final), on comprend ainsi que l'émergence de l'opinion publique est indissociable de l'avènement de la démocratie : initialement conçue comme monopole des catégories dites éclairées, l'opinion publique s'entend peu à peu comme étant celle du plus grand nombre. En outre, il nous est permis de mieux saisir tant les principes que les techniques des sondages, de même que les débats relatifs à leur interprétation de l'opinion publique. Enfin, l'on apprend de quelle(s) manière(s) le recours de plus en plus fréquent aux sondages d'opinion contribue à forger l'opinion publique mais encore à modifier l'exercice de la démocratie (via une "démocratie d'opinion") ou celle de la vie politique (avec notamment le contrôle des gouvernants, les enjeux liés à la participation électorale, et la communication politique).
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Qu'est-ce que l'opinion publique ?, ouvrage coécrit par trois universitaires, spécialistes en Science politique et Histoire, cherche à comprendre cette notion, en en retraçant la construction idéologique, les différentes manifestations et manières de la mesurer.
La préoccupation entourant la construction et la compréhension d'une opinion publique nait avant tout à partir de la Révolution. Dans l'Antiquité et jusqu'aux Lumières, les dirigeants politiques s'entendent avant tout à rechercher un prestige populaire, à titre personnel, mais pas à écouter l'opinion "populaire".
Avec les Lumières et la Révolution, l'opinion publique devient celle des "bien-pensants", des élites économiques et sociales, formées à réfléchir, essentiellement de sexe masculin, qui échangent dans des clubs autour d'une pensée souvent très formatée.
Puis le droit à la pensée politique se démocratise petit à petit, et les dirigeants cherchent à entendre ce que disent les différentes strates de la population. C'est alors le travail des indics, mouches et autres renseignements territoriaux, qui "tâtent le pouls" des gens du quotidien.
La démocratisation et l'ouverture du droit de vote, la fin du régime censitaire, le vote féminin, ouvrent de nouveaux enjeux, et nous entrons alors dans un "régime d'opinion".
Cet ouvrage, à travers les concepts développés par de grands sociologues (Habermas, Bourdieu...), mais aussi à travers des études extrêmement récentes, tentent de distinguer les simples avis individuels de la construction d'une "opinion publique".
L'ère des sondages, ouverte au cours du XXe, devient la balance et le guide de cette opinion. Souvent accusés de ne pas être assez représentatifs, de biaiser la pensée en la contraignant dans un nombre restreint de réponses, voire de mettre au coeur de "l'agenda politique" des thématiques ne correspondant pas aux intérêts des populations interrogées, ils donnent aussi lieu à décorticage, décryptage, commentaires infinis des journaux papiers, radiophoniques et télévisés. Non seulement le fait majoritaire s'impose par le vote "démocratique" mais aussi par le recours à un échantillon dit représentatif de la population.
A nouveau, un bouleversement s'opère avec l'avènement d'Internet, des réseaux sociaux, des sondages en ligne. Apparaît alors une sensation de "libération de la parole". Il devient plus simple, pour qui sait utiliser Internet, de faire connaître son avis, y compris avec un pseudonyme, qui donne une impression de facilité de parole.
"Qu'est-ce que l'opinion publique?" est une très belle introduction à la l'ethnologie politique. Cette étude met en valeur toutes les difficultés à comprendre ce que représente une opinion publique qui, trop cadrée et normalisée, peut vite devenir factice.
Les organes de presse et organisations politiques sont toutefois avides de connaître les moindres détails de ce qui peut ressortir de cette mesure, tant pour orienter leurs décisions que, à l'inverse, pour connaître l'"impopularisme" de telle ou telle mesure.
L'enjeu va plus loin, et cette lecture nous alerte assez vite sur la manière dont cette opinion peut facilement être manipulée et/ ou orientée, tant par l'usage d'un vocabulaire précis, la mise à l'agenda de telle thématique (ou au contraire le fait de l'en écarter), la manière de commenter le résultat des sondages, l'appel à la bien-pensance ou à la sagesse de la population. Ici, les spécialistes de la Psychologie des foules, de la programmation neurolinguistique et autres communiquant deviennent les grands vainqueurs des nouveaux modes de cadrage politique.
Je remercie le programme masse critique de m'avoir permis de découvrir en profondeur cette thématique passionnante.
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