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Citation de Aquilon62


JE SUIS ALLÉE aux salines près de l'embouchure du fleuve, au mois de mai de ma dix-neuvième année, afin de récolter du sel pour la farine sacrée. Tita et Maruna m’accompagnaient, et mon père nous avait adjoint, pour ramener le sel, un vieil esclave et un garçon qui menait un âne. Ce n’était qu’à quelques milia au nord, mais nous en avons fait une véritable excursion : le pauvre petit âne portait d’abondantes provisions, nous avons mis la journée entière à atteindre notre destination pour finir par installer notre campement sur une dune herbeuse qui dominait les plages du fleuve et de la mer. Tous les cinq, nous avons soupé autour du feu, raconté des histoires et chanté des chansons alors que le soleil se couchait dans les flots et que le bleu du crépuscule printanier s’assombrissait à vue d’œil. Puis nous avons dormi sous la brise marine.

Je me suis éveillée aux premières lueurs. Les autres dormaient profondément. Les oiseaux entamaient tout juste leur chœur d’aurore. Je me suis levée pour gagner la rive du fleuve. J’ai puisé un peu d’eau dans le creux de ma main et, avant de boire, l’ai laissée couler en offrande, prononçant le nom du fleuve, Tibre, père Tibre, et ses noms anciens, secrets, Albu, Rumon. Puis j’ai bu en savourant l’arrière-goût salé. Le ciel était assez clair pour offrir à mon regard les longues vagues raides de la barre où se rencontraient le courant et la marée montante.

Au-delà, sur la pénombre de la mer, j’ai vu des navires, une ligne de grands navires noirs qui, venus du sud, viraient droit sur l’embouchure du fleuve. De part et d’autre de chaque vaisseau une longue rangée de rames battait comme battent des ailes dans le crépuscule.

L’un après l’autre les navires franchissaient la barre, ils s’élevaient puis retombaient, l’un après l’autre ils arrivaient. Leurs éperons triples, longs et courbés, étaient de bronze. Je me suis accroupie au bord de l’eau dans la boue salée. Le premier navire a pénétré le fleuve et est passé devant moi, sombre et haut, au rythme lourd et régulier des rames dans les flots. L’ombre dissimulait les visages des rameurs, mais à la proue se dressait un homme qui, découpé contre le ciel, regardait droit devant lui.

Sa figure est grave mais détendue ; il contemple les ténèbres, il prie. Je sais qui il est.

Quand enfin le dernier vaisseau est passé dans ce lent battement de lourdes rames pour disparaître dans la forêt qui recouvre les deux rives, les oiseaux chantaient de toutes parts et le ciel, au-dessus des collines à l’est, irradiait de lumière. J’ai regagné notre campement. Aucun de mes compagnons ne s’était éveillé, les navires étaient passés devant eux alors qu’ils dormaient. Je ne leur ai rien dit de ce que j’avais vu. Aux salines, nous avons ramassé assez de boue grise pour en extraire le sel de toute l’année à venir et l’avons chargée dans les paniers de l’âne avant de reprendre le chemin de la maison. Je les ai empêchés de flâner en route et, même s’ils ont protesté et un peu lambiné, nous sommes arrivés bien avant midi.

Je suis allée trouver le roi et lui ai dit : « À l’aube, une grande flotte de navires de guerre a pénétré dans le fleuve, mon père. » Il m’a regardée ; son visage était triste. « Déjà », a-t-il seulement répondu.

(INCIPIT)
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