La réédition toute récente au Bélial' du recueil Les Quatre Vents du désir est l'occasion de revenir sur l'oeuvre d'Ursula K. Le Guin, grande dame des littératures de l'imaginaire. Pour en parler : Hélène Escudié, autrice d'une thèse sur Le Guin et dont une ample interview-carrière avec celle-ci, menée en 2002, vient enrichir Les Quatre Vents du désir, et David Meulemans, fondateur de la maison d'édition Aux Forges de Vulcain et spécialiste de le Guin.
https://www.belial.fr/ursula-k-le-guin/les-quatre-vents-du-desir
Animation : Erwann Perchoc
Illustration : Aurélien Police
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Pour un auteur de science-fiction, il existe un danger qui est tout à fait réel : il ne s'écrit pratiquement jamais de vraies critiques. Les lecteurs, bien sûr, nous font des remarques qui sont merveilleuses et toujours réconfortantes, et nous avons avec eux un rapport extraordinaire. Mais l'écrivain doit presque toujours se contenter d'être son propre critique. Ses textes de mauvaise qualité se publieront tout aussi vite, voire encore plus vite ; les fans le liront, parce que c'est de la science-fiction. Seule la conscience insiste pour s'efforcer d'écrire des textes excellents. À part l'écrivain, tout le monde s'en fiche.
UNE CITOYENNE DE MONDATH.
Au point où nous en sommes, le réalisme est peut-être le moyen qui convient le moins pour comprendre et décrire les incroyables réalités de notre existence.
Discours de réception du NATIONAL BOOK AWARD.

Ged s'était imaginé qu'en devenant l'apprenti d'un grand mage, il aurait immédiatement accès aux mystères et à la maitrise du pouvoir. Il comprendrait le langage des bêtes comme celui des feuilles, se disait-il ; d'un mot, il infléchirait les vents, et il apprendrait à changer de forme à son gré. Peut-être son maitre et lui se feraient-ils cerfs pour galoper ensemble, ou survoleraient-ils la montagne jusqu'à Ré Albi, portés par leurs ailes d'aigles.
Mais ce n'est pas du tout ainsi que les choses se passèrent. C'est à pied qu'ils s'en furent, descendant d'abord dans le Val, puis contournant lentement la montagne par le sud-ouest ; on leur offrait le gîte dans les petits villages, ou ils devaient passer la nuit à la belle étoile comme de pauvres sorciers itinérants, dinandiers ambulants ou mendiants. Ils ne pénétrèrent dans aucun domaine étrange. Il ne se passa rien. Le grand bâton de chêne du mage, que Ged avait tout d'abord regardé avec une crainte mêlée d'espoir, se révéla n'être qu'un robuste bâton de marche, rien de plus.
L'Archimage Nemmerle, Gardien de Roke, était un vieillard ; on disait de lui qu'il était le plus âgé de Terremer. Il souhaita aimablement la bienvenue à Ged, d'une voix tremblante comme le chant de l'oiseau. Sa robe, sa barbe et ses cheveux étaient blancs, et l'on aurait dit que le lent passage des années avait épuré de son corps tout ce qu'il avait pu contenir de lourd et de sombre, le laissant blanc et lisse comme du bois flotté qui aurait dérivé pendant un siècle.
Lorsque leurs regards se croisèrent, un oiseau se mit à chanter, perché sur une branche. À cet instant précis, Ged comprit ce chant, il comprit le langage de l’eau qui tombait dans le bassin de la fontaine, la forme des nuages, le début et la fin du vent qui faisait bruire les feuilles : il eut l’impression de n’être lui-même qu’un mot dans la bouche du soleil.
En fait elle ignorait tout de cette race venue d’un autre monde, et, lorsqu’elle s’aperçut que le lutteur victorieux, le jeune homme svelte appelé Jonkendy, la dévisageait effrontément, elle tourna la tête et eut un mouvement de recul fait de peur et de répugnance.
Dans la ville de Kerguelen, dont le soleil est l’étoile Forrosul, cet homme, Rocannon, avait parlé à Semlé, Dame de Hallan, et lui avait donné le bijou Œil de la mer près de cinquante ans auparavant. Semlé, qui avait vécu seize ans en une seule nuit, était morte depuis longtemps ; sa fille Haldre était une vieille femme et son petit-fils Mogien un homme mûr : pourtant, Rocannon n’était pas vieux. Toutes ces années, il les avait passées à naviguer entre les étoiles. Etrange ? On racontait des choses encore plus étranges.
Pour faire bref, disons que j'avais toujours écrit, et que j'allais bientôt en arriver au point où il allait falloir publier ou capituler. On ne peut pas se contenter de remplir le grenier de manuscrits. L'art, comme le sexe, ne peut pas être pratiqué indéfiniment en solo ; d'ailleurs, l'un et l'autre ont le même ennemi, la stérilité.
("Une citoyenne de Mondath")
— Vous n'avez pas encore compris, Genry, pourquoi nous avons porté à sa perfection l'art de la divination et pourquoi nous le pratiquons.
— Non.
— Pour démontrer la parfaite inutilité de connaître la réponse à la mauvaise question.
Un livre, pour moi, ne commence pas par une idée, ou une intrigue, un évènement, une société, un message. Un livre naît en moi sous la forme d'une personne, une personne que je vois, que j'aperçois d'assez loin, le plus souvent dans un paysage. Je vois le lieu, je vois la personne. Je n'ai pas à inventer ou à imaginer : il ou elle est là. Et tout mon travail consiste à l'y rejoindre.
("Madame Brown et la science-fiction")