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Citation de Partemps


Tout le long du trajet qui conduisait vers les jeux d’eau que mon neveu appréciait tant, je n’avais cessé de remâcher mon rêve étrange. J’avais bien essayé de l’oublier en préparant maillots, serviettes et bonnets de bain. Mais son souvenir m’avait hanté à cause d’une ressemblance notée à mon réveil, quand mon regard était tombé sur le roman de chevalerie que j’avais emprunté à la bibliothèque municipale, il y a déjà quelques semaines ; alors qu’Alexandre s’enthousiasmait pour les romans arthuriens, me demandant d’approfondir les destinées de Perceval et de Gauvain, de Lancelot et d’Yvain, de Galaad et de Mordred. Cette édition jeunesse du livre phare, initial, qui avait influencé tous les continuateurs du genre – je veux parler du Conte du Graal de Chrétien de Troyes – était ornée d’une magnifique illustration de couverture représentant la fameuse scène du Graal, qui avait fasciné tant d’esprits à travers tant d’époques ; probablement parce qu’elle était aux confluences d’effets variés, voire opposés, comme la merveille et la sainteté, la magie et l’amour.
Soit dit en passant, Alexandre s’était d’emblée entiché de cette scène, qu’il m’avait fait lire et relire, cherchant toujours à mieux comprendre ce que pouvaient signifier la lance qui saigne, les candélabres d’or, le Graal éblouissant et le plateau d’argent que de jeunes gens apportaient en procession vers la chambre attenante à la grande salle du château, où un festin était servi en l’honneur de Perceval, le héros du récit. Par ailleurs, mon neveu affectionnait le caractère fantastique du château, qui était apparu au fond d’un val, surgissant de nulle part ; il aimait sa fantasmagorie, son raffinement, ses richesses, ainsi que la noblesse de ceux qui l’habitaient. En revanche, il s’indignait de la niaiserie de Perceval, puisque chaque fois que le Graal était venu en sa présence, illuminant le grand espace autour de lui d’une clarté fabuleuse, ce chevalier avait gardé le silence au mépris des convenances et en dehors de tout esprit d’à-propos. Ses questions sur ce spectacle auraient pourtant guéri son hôte paralysé, et surtout son royaume. Malheureusement, il s’était tu. Et ce faisant, il avait décliné son nom, tranchant d’un coup son ambiguïté même, dans la mesure où Perceval avait été le chevalier qui perd ce val, et non pas le chevalier qui le perce.
On l’aura pressenti, dans cette scène tirée du conte, la ressemblance avec mon rêve se rapportait à la lumière qui les baignait respectivement, comme s’il y avait, au-delà des mots et des images, je ne sais quelle réalité indivisible que la lumière traduisait par sa simplicité. Bien sûr, ce jour-là, après mon somme, après le trajet en métro, après les cabines des vestiaires, les toilettes, les douches, et jusqu’à ce que je marche sous la verrière ensoleillée de la piscine, j’avais voulu me persuader que cette ressemblance était bénigne, qu’elle ne dénotait rien ; d’autant que mon rêve s’inspirait à l’évidence du livre lu, le matin même, en compagnie d’Alexandre. Cependant, quel qu’ait été mon besoin de tout ramener au sens commun, la certitude qu’un événement remarquable était passé du conte au rêve, via la lumière, pour rallier finalement mon quotidien le plus tangible, cette certitude n’a pas tardé à m’envahir avec la force d’une pensée claire. Car, en marchant dans le petit bassin de la piscine, je me suis vu au beau milieu des rayons clairs d’un soleil clair, que la moindre goutte d’eau, le moindre jet, la moindre ondulation réverbéraient en un milliard d’étincelles chatoyantes. Oui, j’ai baigné dans une lumière presque palpable ! Et du même coup, j’ai vraiment eu le sentiment que les frontières entre les mondes de la lecture, du rêve et de la veille se dissolvaient pour laisser place à une unique expérience ; un peu comme si le fameux Graal apparaissait une troisième fois en ma présence, après avoir déjà paru et reparu sans que j’en aie pleinement conscience.
Ainsi, au beau milieu des miroitements, des cris d’enfants, des éclats de rire et des échos amplifiés par le volume du bâtiment, il m’a semblé emprunter quelque voie parallèle. D’ailleurs, je n’ai pas tardé à rejoindre une dimension étrange, à la fois plus subtile et plus concrète que n’importe quelle autre – une dimension d’évidence. Car tous les corps autour de moi sont subitement devenus limpides. En quelque sorte, je les ai vus dans leur beauté fondamentale. Et ce qui m’a frappé en les considérant – eux qui nageaient, riaient, jouaient à demi nus –, c’est qu’ils étaient absolument réels. Je veux dire : tous ces corps éphémères, ils étaient pris dans une histoire, ils avaient une histoire. Et cette histoire les façonnait depuis toujours, elle exprimait la vérité qui advenait à travers eux. Or, cette vérité-là, c’était le réel nu, lequel coïncidait avec la beauté même.
Par exemple, je regardais ce très vieil homme, qui venait de sortir du grand bain avec force précautions, qui avançait le dos courbé, presque cassé par le poids de sa vie apparemment interminable ; et sa fragilité de phasme-feuille, sa lenteur de paresseux, ses cicatrices rouge-violet au niveau du thorax, toutes ses douleurs, toutes ses fatigues, en un mot, sa faiblesse, loin d’attester une fin de partie, m’évoquait la poursuite d’un formidable apprentissage, qui aujourd’hui autant qu’hier faisait son œuvre sobrement. De cette façon, je comprenais combien la fin est encore enseignante, voire le sommet d’une vie passée à essayer de se connaître. Et par suite, le vieillard m’apparaissait auréolé d’une beauté nécessaire – en vérité, constitutive. Une beauté qui annulait tous les marqueurs de la puissance, tous les canons esthétiques, toutes les caricatures du désir. Une beauté qui épousait la vie, qui disait oui, qui était là, tout simplement.
De même, sous ce soleil d’évidence, au beau milieu de cette clarté déconcertante, j’observais Alexandre, qui s’amusait en compagnie d’autres garçons dans les remous artificiels du petit bain. Et là aussi, la beauté m’émouvait – me prenait aux entrailles. Car sa façon de barboter était si gaie, si pétillante, qu’on aurait dit le rayonnement d’une joie divine.
Dans tous les cas, je ne voyais plus seulement des hommes, des femmes, des enfants. Mais je voyais des vies croissantes, des histoires en mouvement, des destinées en acte. Bref, des présences qui s’efforçaient, bon an, mal an, d’équilibrer le corps et l’âme, de les articuler, voire de les unifier. Or, cet effort, dont je prenais maintenant conscience, m’éblouissait littéralement : j’en étais bouleversé. Car la beauté qui y transparaissait – que cela soit dans les yeux du jeune homme trisomique venu nager avec son groupe de camarades, ou bien encore dans la démarche de l’aveugle qu’on menait avec prudence le long du grand bassin –, cette beauté, dis-je, coïncidait avec l’effort que j’effectuais moi-même, jour après jour, pour continuer à exister, pour vivre mieux, pour respirer plus haut. Ce qui me renvoyait au sentiment de ma fragilité. Puisque tous ces efforts, toute cette beauté se fracasseraient tôt ou tard sur le miroir inexorable de la mort. Et c’était là, bien entendu, dans cette pensée de ma faiblesse, que je touchais la certitude de profiter d’une vie unique, d’un corps unique, d’une âme unique. Oui, c’était là que j’apprenais qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura jamais la vie sans la mort ni la mort sans la vie, mais seulement cet UNIQUE qui les enroule dans son sein.
La vie – la mort – l’unique – justement, je les ai retrouvés une heure plus tard, en la personne d’une ogresse, que mon neveu et moi avons considérée comme une apparition tout droit sortie d’un conte de fées, dès le moment où nous l’avons aperçue dans le local réservé aux douches. En effet, dans ce lieu très banal, une femme aux proportions démesurées se savonnait d’une manière vigoureuse, se démenant avec ses seins volumineux qui lui tombaient en haut des cuisses : les soulevant l’un après l’autre pour laver son gros ventre, les contraignant de son bras gauche pour accéder aux parties basses de son corps. En tous ses gestes, elle agissait sans pudeur, glissant ses mains pleines de savon presque ostensiblement dans sa culotte, sur son sexe, entre ses fesses protubérantes, dans ses cheveux noir de jais, sur son visage aux traits grossiers, sur ses bras lourds, sur ses jambes fortes, entre chacun de ses doigts de pied. Et là aussi, quoique la lumière naturelle ait dis- paru pour laisser place aux éclairages artificiels, j’ai tout à coup été frappé par la beauté considérable de l’ogresse face à moi. J’en ai même tressailli, la comparant instinctivement à ces statuettes réchappées de l’âge des cavernes, telle la Vénus de Willendorf ou de Lespugue. Car j’avais l’impression qu’elle incarnait une énigme ancestrale, illustrant très crûment, avec ses airs de dévoreuse, de quelle manière la mort féconde ce qui prétend venir et vivre.
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