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Citation de Partemps


Qu’on n’aille pas croire que je n’ai pas cherché à relativiser ce qui m’arrivait ce jour-là. Car je suis fait de telle façon qu’au tribunal de ma conscience j’écoute volontiers l’esprit railleur, toujours critique, avec lequel je désamorce le plus souvent situations et événements inextricables. Simplement, j’ai eu beau essayer de battre en brèche le sentiment d’avoir glissé dans une lumière qui se serait réfléchie du conte au rêve, puis du rêve à la veille, pour m’orienter vers le réel le plus profond, je n’ai pas réussi à entamer ce sentiment une seule seconde. Au contraire, cette évidence des êtres, cette vérité des êtres, cette beauté des personnes que j’avais découvertes sous la verrière de la piscine, tout m’est resté au creux de l’âme sans aucune déperdition, comme si j’avais assimilé quelque sagesse inaliénable.
Ainsi, le soir venu, longtemps après que mon neveu eut regagné son domicile, j’ai perçu France, ma jeune épouse, comme jamais auparavant. En regardant ses cheveux blonds ensoleiller le vestibule de notre appartement, j’ai ressenti sa beauté forte, sa présence vraie, son évidence. Mieux, je l’ai vue dans sa grandeur infuse – dans son rap- port avec la joie, avec la vie, avec l’amour. Et tout d’un coup, la puissance qui nous liait m’est apparue plus intime que ma propre substance ; même si cette attraction, depuis sept ans que nous étions mari et femme, nous attendait comme un possible jamais vraiment actualisé. Aussi, ce qu’il fallait vivre à présent, nos yeux l’ont su en un éclair. Je veux dire : il n’y a pas eu de mots, il n’y a pas eu de signes, nous nous sommes simplement déshabillés. Puis nous avons fait l’amour avec une grande intensité, nous laissant traverser par un désir inexplicable, qui s’élevait depuis nos gestes, depuis nos souffles, depuis nos âmes. Et diable ! c’était une volupté étrange, un ravissement presque angoissant, tant le plaisir s’accroissait sans jamais s’arrêter. Encore, et encore, et encore. À telle enseigne que j’ai voulu repousser France, effrayé par l’orgasme qui montait de la sorte. Mais rien à faire : mon intention s’est délitée. Et si mes doigts n’ont réussi qu’à se crisper sur ses hanches, elle, dans le même temps, m’a attiré avec passion. Double mouvement qui nous a fait passer un seuil, puisque soudain nous avons joui dans un même cri, qui m’a percé de part en part. Or, bizarrement, au milieu de ce cri, il y avait une béance ; et tout autour de cette béance, il y avait de la lumière.
Combien de temps sommes-nous ainsi demeurés dans cette lumière qui nous tenait l’un dans l’autre ? Je ne le sais pas. Toujours est-il qu’après un laps qui pourrait bien renvoyer à un moment d’éternité, j’ai pris conscience que je pleurais à grand renfort de gémissements très plaintifs, très obsédants, que je n’avais jusqu’ici rencontrés que chez France, qui d’ailleurs sanglotait elle aussi, comme chaque fois qu’un orgasme la soulevait un peu trop haut. Pour couper court à cette lente retombée de corps et d’âme qui me faisait par trop languir, je me suis donc remis debout ; puis j’ai marché jusqu’au salon pour me servir un verre d’alcool. Cependant, avant d’atteindre le meuble-bar, je me suis figé net. Car, dans le miroir de style Renaissance situé à l’autre bout de la pièce, juste au-dessus de la cheminée, entre la bibliothèque murale et la série de trois fenêtres ouvrant sur les toits de la ville, j’ai vu un homme si étonnant qu’il m’a fallu quelques secondes pour comprendre que c’était moi.
Irradiant le salon par la fenêtre la plus à l’est, la lune saturait le grand miroir octogonal, et mon image s’y reflétait dans un halo surréaliste. De plus, par je ne sais quelle loi optique, mon cœur brillait au milieu de ce lustre. J’avais même l’impression de le voir palpiter dans ma cage thoracique. Et d’ailleurs, sans que je sache si c’était une vision véridique ou un songe enfanté par mon esprit inquiet, son cycle de systole et de diastole m’est tout d’un coup apparu en transparence. Oui, par un moyen inexplicable, j’ai contemplé le sang qui circulait dans l’artère aorte et l’artère pulmonaire, comme si mes yeux étaient à même de traverser la chair. Or, dans les ventricules gauche et droit que je voyais se remplir, puis se vider au cours de la révolution cardiaque, il m’a semblé que deux tendances s’affrontaient – l’une pour le bien, l’autre pour le mal. Chacune tentant de m’investir tout entier.
Certes, comme je l’ai annoncé au début de ce roman, je ne donnerai pas une théorie générale du combat de la lumière et des ténèbres. Néanmoins, l’évidence m’oblige à dire qu’en règle générale les ténèbres nous enchaînent à nos esprits animaux, excitant nos instincts et flattant notre orgueil. Il s’agit chaque fois de nous dénaturer, en sorte que nous rampions sur la terre, quand nous sommes faits pour converser avec les anges. La lumière, pour sa part, ne s’oppose pas aux ténèbres comme un principe antagoniste. Au contraire, elle les raffine et les sublime en dominant la liberté que nous avons de faire le mal. Vices et transgressions sont ainsi transmutés à la racine, et les plus fortes passions génèrent alors des splendeurs ineffables. Bien sûr, le plus souvent, les œuvres pernicieuses maintiennent le cœur en esclavage. Pourtant, il arrive quelquefois qu’un grand désir de vérité assèche les eaux du mal ; et quand cela se produit, toute la personne s’illumine, gloire et justice l’enveloppant comme un vêtement paradisiaque.
Était-ce un vêtement de ce genre qui habillait ma nudité dans le miroir du salon ? Ou bien cette apparence n’était- elle qu’un symbole de la victoire à laquelle on parvient quand on lutte vaillamment pour éclairer son cœur ? Je n’en sais rien. Sans doute un peu des deux. En tout cas, le désir d’accentuer cette lumière si spéciale est monté peu à peu, jusqu’à devenir irrésistible ; au point que j’ai résolu d’affronter les obstacles qui pourraient m’en empêcher, l’enfer dût-il se dresser contre moi. Seulement, j’étais loin d’imaginer la violence de l’épreuve – sa haine, son délire, sa cruauté. D’autant qu’un surcroît de lumière a soudain attiré mon attention du côté de la table basse, lorsque j’ai remarqué, dans le miroir doré, que l’ouvrage illustré de mon neveu Alexandre, le fameux Conte du Graal, réverbérait, lui aussi, les rayons de la lune.
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