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Citation de Partemps


J’ai dit que les chimères paraissaient réservées aux sépultures
proprement impériales, les lions ailés aux tombeaux seulement
princiers; l’une et l’autre bête étant caractérisées, en dehors de
l’allure générale et du résultat esthétique, par des attributs
précis: la chimère présente une échine protubérante, squameuse, le
lion, une échine creuse, en sillon; la chimère est cornue, garde
sa langue dans sa bouche, et joint son menton au poitrail par une
barbe postiche; le lion se lèche le poitrail; la chimère porte la
tête haute, le lion la rejette en arrière.
C’est donc avec un peu d’étonnement que je découvris, à l’endroit
même où les Chroniques affirmaient l’existence du tombeau de
l’Empereur Tch’en Wou-ti, enterré en 559, un couple d’animaux qui,
manifestement. n’était ni lion, ni chimère, mais le produit
bâtard, mal bâti, de tous les deux: fils d’une chimère des Tsi
fécondée traîtreusement par un lion des Leang! Ces bêtes n’ont
point la colonne vertébrale creuse ni convexe, mais lisse. Elles
n’ont point de cou, mais une crinière; la langue leur reste dans
la bouche, mais un tenon lourd forme barbe et joint le menton au
poitrail. La croupe, les formes sont molles comme celles de leur
mère. Comme tout bâtard, ils ne sont point beaux et comme dans
tout métissage. ces deux animaux rappellent l’un leur mère et
l’autre le type paternel.
La bête de gauche (figure 36) est voisine du type lion, mais le
mouvement, malgré la grande obliquité des pattes, reste lourd. Une
langue maigre bave, non pas sur le poitrail, mais sur la barbiche
monolithe. La queue est torve, l’échine est lisse. Deux petites
oreilles molles, comme celles des lions; mais le sillon postérieur
entre les deux masses de la crinière ne commence qu’au bas de la
nuque. L’aile est grossière, plate, non empennée.
La bête de droite (figure 37) ressemble à sa mère devenue vieille,
-sort, hélas, de toute jeune fille! La tête est beaucoup plus
haute, le cou moins cabré; seule une désagréable arête verticale
rappelle la belle arête courbe des lions. La langue, prolongée de
la barbiche, gagne le poitrail; aucun doute: la bête ressemble à
sa mère, en exagérant son air de vieille dame guindée.
Cet aboutissement des deux types des Leang, des deux spécimens de
la famille Siao est donc, à trente ans près et dès le début de la
dynastie suivante, une pleine décadence; et la pire de toutes: non
point par exagération des formes, mais par mélange, par
incompréhension des types établis.
Je ne sais vraiment, et lui-même l’ignorait, si le maçon qui
tailla dans la même matière -marbre gris veiné de blanc et rouge -
ces deux figures a voulu faire des chimères ou des lions. Mais la
mollesse, l’ignorance, la pente rapide de la tradition l’ont
conduit à un compromis déplorable. Je propose de nommer ces êtres
innommables: les Bâtards de Tch’en Wou-ti.
Et cependant le souvenir du Lion ailé des Leang est si puissant
que, malgré tout, ses descendants dégénérés en conservent sous
certains angles le beau geste cambré, et que, vue de loin, dans la
campagne, cette descendance a grand air encore, auprès des formes
qui suivront.

Des quatre dynasties du Sud, les trois dernières viennent donc de
nous offrir leurs monuments, les témoins de leur style. Restait la
première, celle des Song. Tout monument des Song devait être
antérieur, -et peut-être fournir l’origine de ceux qui suivirent,
mais on n’avait point vu de sculptures des premiers Song. On
connaissait très exactement le nom de leur sépulture: Tombeau de
l’Éternelle Tranquillité. On en connaissait l’emplacement
«historique » sinon «géographique ». On savait comment et à quelle
date Song Wen-ti avait été assassiné mais il ne restait aucune
pierre du monument. Personne encore, sauf des yeux chinois,
n’avait vu de témoin figuré des Song.
Et pourtant les Chroniques indiquaient que près de la porte Ki-
lin-men se voyaient encore deux animaux de pierre... D’autres
textes disaient: l’un est à gauche de la route; l’autre est noyé
dans un étang...
La porte Ki-lin-men est l’un des passages -autrefois puissamment
gardé -de la superbe Levée de terre dont Ming T’ai-hou (le «Hong-
wou » bien connu des touristes, hélas!) entoura sa grande
capitale. Il fallait donc courir à la porte Ki-lin-men, en se
posant la question suivante: cette bête, antérieure à toutes
celles que l’on vient de voir et de décrire, est-elle lion ou
chimère?
Si l’on suit le rite de décorer le tombeau d’un Empereur d’une
chimère, ce doit être une chimère. Mais si l’on observe la loi
d’«esthétique ascendante », de plus grande beauté ancestrale,
souvent vérifiée, cet ancêtre n’est pas une chimère sotte, mais un
beau lion. Il n’est pas possible que le compromis, si
malheureusement réalisé cinquante ans après les Lions de Siao
Houei, dans les hybrides de Tch’en, l’ait été, cinquante ans avant
ces mêmes lions... Est-ce la statuaire ou le rite qui l’emportera?
Cette bête, enfin, qui doit être belle, est-elle lion ou chimère?
Si elle est laide et ridicule, -quelle trahison de la loi
d’ascendante beauté!
Tels étaient les problèmes auxquels je pensais pendant des heures
de marche entre Nankin et l’endroit dit: Ki-lin-men. La promenade
et le problème se déroulaient avec aisance à travers une campagne
ondulée, habitée, banlieue pleine des souvenirs de l’immense
capitale qui fut, et qui n’est plus maintenant qu’une immense
outre vide. Parvenu à la porte Ki-lin-men: rien. Pas une pierre,
pas un tesson. Il fallut tourner vers le nord, remonter pendant
deux li de plus la Levée de terre et arriver au village Ki-lin-men
hia, pour découvrir enfin, à gauche du sentier, dans un terrain
vague mais entourée d’habitations, submergée, noyée, inhumée
jusqu’aux épaules dans une colline de gravats, d’immondices, de
tuiles, de pots cassés, -la Chimère de Song Wen-ti.
Car c’était sans aucun doute une chimère. La loi princière,
impériale, posée de confiance, était bien observée. La tête en
partie brisée, ou plutôt démontée, avait disparu; une barbiche
creusée à vide joignait le menton au poitrail. Pas de crinière.
L’échine n’était pas creusée en sillon. Tout ce qui demeurait
visible était bien d’une chimère. Le principe rituel, honorifique,
était sauf, mais, chose bien plus remarquable, bien plus vraie: la
loi d’esthétique était également confirmée: cette chimère était
belle!
C’est ce qu’un déblaiement hâtif me permit d’établir. Les gravats
et les briques s’écroulèrent en quelques coups de pioche. Les
obstacles les plus sérieux se présentèrent sous la forme d’un flot
d’injures d’une honorable dame, propriétaire de ces lieux,
détritus, gravats et maison voisine et qui se plaignait amèrement
que notre fossoyage allait compromettre gravement l’écoulement de
ses eaux ménagères. Mais nos fossoyeurs, bien payés, continuèrent
à creuser en souriant sous le débordement de reproches. Et l’on
vit peu à peu se dégager le beau morceau de pierre, l’aile gauche,
figurée sous le n° 38.
D’emblée, la facture se reconnaît ici plus fruste, plus ancienne,
plus noble, archaïque dans tous ses éléments. C’est un type
primitif; un ancêtre.
Le cou, sans doute, n’a point la puissance ni la cambrure léonine,
mais il n’est pas grêle comme le «cou de poulet » de Ts’i et de
Leang. Le poitrail est vaste avec ces larges spirales plates, d’un
contour ferme et gras, qui pendent de la tête. Le cou est raccordé
au dos par une bonne ligne souple et au poitrail fortement bombé,
mais d’un galbe très sûr, car il sait être rond sans être mou.
La langue est petite, flexueuse, et ne sort pas de la bouche. La
mâchoire inférieure est rectangulaire. La petite barbiche, très
aplatie d’avant en arrière, se fait pardonner sa maigreur et son
inutilité par le geste évasif de son étalement sur le poitrail, où
elle se perd en trois spirales larges et cossues.
La mâchoire supérieure, le front, le sommet de la tête et
l’occiput, il fallut les chercher à quelques pas de là, dans la
boue. La bête, -et ceci ajoute à cette impression d’archaïsme,
-n’était point monolithe, ou bien la tête avait été brisée et il
avait fallu la refaire... Mais tout le sinciput était rapporté,
posé sur un tenon qui se dresse et donne à l’animal cet aspect
squelettique, dépouillé, décharné. A quelques pas en avant se
retrouvent, enfouies la calotte postérieure et les oreilles,
longues, obliques en arrière, avec de petites ailettes, creusées
plutôt que dégagées dans le volume général. Tout le reste du mufle
manquait.
L’aile droite, squamée dans son tiers antérieur, se découpe en
cinq ou six pennes striées durement comme un volet, mais la
gauche, tout le flanc gauche et la patte antérieure projetée en
avant que l’on découvre jusqu’aux griffes, est un superbe morceau.
L’aile n’est pas ici plaquée mais très élégamment convolvée,
encapuchonnant toute l’épaule. Elle prend appui, non pas au creux
antérieur de l’aisselle, mais au saillant de l’épaule dont elle
vient coiffer la saillie par un enveloppement d’une souplesse
remarquable. D’abord squameuse, elle se prolonge en six grandes
pennes bien séparées, mais en même temps reliées à l’ensemble
tournant du dos, du flanc et du ventre; la surface présente une
élégante torsion, -ceci est un mouvement souple, fort agréable,
sous tous les angles. C’est la solution, peut-être la plus
«statuaire », de ce que je nommerai: le «problème de l’attache de
l’aile chez le monstre volant».
De cette épaule ainsi coiffée partent des ornements contournés qui
descendent sur la jambe: volutes simples, pleines, recouvrant le
coude d’un bourrelet pachydermique. La jambe, un peu courte, est
lancée en avant dans un bon geste. La patte, nerveuse, a cinq
doigts griffus. Le coude et l’avant-bras -on les voit nettement
(fig. 38) -se soulignent en arrière d’une rainure qui met de la
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