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Citation de Le_Raconteur


Très vite, quand l’affaire a démarré, j’ai tenu une revue de presse, sans bien savoir pourquoi. Je ressentais un besoin incontrôlable de surveiller la Toile, les journaux, les infos télévisées. Je me faisais mal. J’avais mal. J’étais seule dans cette veille obsessionnelle, qui m’a très vite amenée à repérer les incohérences des médias. Pendant des années, j’ai suivi la construction progressive d’une icône, Assa Traoré, devant laquelle s’inclinaient des people, tous plus ignorants du dossier les uns que les autres. De juillet à décembre 2016, un torrent d’articles est paru dans la presse. À une écrasante majorité, ils prenaient, sans aucune distanciation, le parti de la famille Traoré.
J’ai tout lu. Et me suis infligé la lecture d’un nombre de bêtises hallucinantes. Affligeantes même.
La France qui discrimine, la France raciste, la France oppressive… Mais Assa Traoré en connaît beaucoup, des pays où on peut s’exprimer ainsi sans risque ?
La dette morale collective envers les « racisés » ? Je n’ai aucun esclavagiste dans mes ancêtres. Des serfs, oui. Je ne me sens pas responsable de l’histoire de l’esclavage en France. Je peux comprendre, admettre la faute qu’a constituée l’esclavage, mais je n’y suis pour rien.
Le « privilège blanc »… mais lequel ? « J’ai travaillé pour payer mes études, mes enfants aussi. Je n’ai pas eu de logement social avant les autres parce que j’étais blanche. Il y a longtemps de cela, je me suis retrouvée au chômage, en interdit bancaire, avec trois enfants à charge. J’étais tellement déprimée que je me souviens m’être arrêtée devant une épicerie fine et, sans savoir pourquoi, avoir senti des larmes couler sur mes joues en regardant la devanture, moi qui n’avais pas de quoi acheter des gâteaux ou du chocolat à mes enfants dans la supérette près de notre domicile. « Privilège blanc », tu parles…
Pendant les quatre premières années de l’affaire Traoré, je n’ai rien dit. Je n’ai jamais écrit à une rédaction pour protester, pour rétablir la vérité, ou même pour relever des incohérences flagrantes. Les vœux d’Assa Traoré invitée par Mediapart le 31 décembre 2016, les papiers complaisants en une du Monde, les articles de L’Obs… chaque fois j’avais le sentiment de recevoir une grande claque, et de ressentir une contradiction terrible. Tous ces médias qui se disent « de gauche », qui sont de gauche, m’obligeaient à lire la presse de droite, moi qui ai toujours voté socialiste, pour y lire une autre version de l’histoire, plus juste, plus vraie, à quelques détails près.

Quand j’ai vu tomber la lettre « J’accuse » d’Assa Traoré, la nature de la claque a changé. Cette fois, c’était comme si on m’avait asséné un coup de poing dans la figure. Traoré et Dreyfus, même combat ? Une comparaison folle ! Désolée, non, ça n’a rien à voir.
Mais les médias marchaient. Quel était leur problème ? La stupidité, le parti pris, le manque de courage ? On pouvait pourtant rester honnête sans renier ses convictions. François Ruffin l’a fait. Il a été hué lors d’une réunion publique au Havre pour avoir refusé de porter le T-shirt « Vérité pour Adama », lui qui voulait d’abord se forger une opinion, refusait tout simplement de prendre pour argent comptant la prétendue vérité vendue par le comité Adama1.
En juin 2020, la garde des Sceaux Nicole Belloubet a proposé de recevoir la famille Traoré au ministère. L’idée m’a horrifiée. Scandalisée. Mais, comme ses membres ont refusé l’invitation, je me suis dit que c’était finalement la ministre qui se trouvait humiliée, voire ridiculisée. J’imaginais déjà Emmanuel Macron allant mettre une rose sur la tombe d’Adama Traoré. L’espace d’un instant, j’ai pensé contacter Brigitte Macron pour tenter de faire passer un message. De femme à femme. De mère à mère. Et ne l’ai pas fait, ignorant comment m’y prendre. Je me sentais seule, prenais tout dans la figure sans le moindre filtre.
Je n’en pouvais plus, de toute cette violence, de tous ces mots incontrôlés et incontrôlables, de tous ces discours insoutenables.
Alors, un jour, j’ai craqué. À l’été 2020, j’ai appris par les journaux que le maire PCF de Stains (Seine-Saint-Denis) Azzédine Taïbi avait inauguré une fresque « contre le racisme et les violences policières », représentant George Floyd et Adama Traoré, en présence d’Assa Traoré. C’était trop. Un élu prenait pour argent comptant ce que racontait le comité Vérité pour Adama et, ciseaux à la main, content de lui, validait l’invalidable, au nom de la République. Justifiant son acte comme étant la « dénonciation des violences quelles qu’elles soient », cultivant un paradoxe qui est de porter aux nues un homme condamné dix-sept fois pour trafic de stupéfiants, extorsion de fonds par violence, vol avec violence… J’ai eu honte, avec la conviction que des millions de Français avaient honte comme moi. Et je me suis dit, ce jour-là, que l’extrême droite n’avait plus rien à faire pour arriver au pouvoir, il lui suffisait de laisser parler Assa Traoré, leur meilleur agent électoral, convaincue que les propos qu’elle tenait faisaient finalement monter le racisme d’une manière insidieuse.
Je me suis mise à mon clavier et une longue lettre est sortie d’un seul jet, comme un cri du cœur. Je l’ai intitulée : « J’ai honte », en écho au « J’accuse » d’Assa Traoré. Mais ce n’était pas ma réponse, car je ne m’adressais pas à elle. En dénonçant la fresque de Stains et la démagogie du maire, je me tournais surtout vers les journalistes.
Extraits de cette lettre : « J’ai honte quand je lis tous les articles de presse qui relaient les informations et les communiqués fournis exclusivement par la famille Traoré et leurs avocats sans chercher à savoir si ce qu’ils relaient est exact ou pas. Les trois gendarmes n’ont pas tué M. Adama Traoré, mais vous les avez déjà condamnés dans un élan populiste et populaire rendant la vérité inaudible ! […] J’ai honte, honte comme des millions de Français, que vous ayez oublié tout ce qui faisait que votre métier est magnifique. Vous vous cachez derrière “Nous avons pu nous procurer… nous avons eu accès… les informations que nous détenons…”, faisant des interprétations plus que douteuses, à partir d’informations parcellaires, traînant dans la boue des hommes et des femmes sans jamais avoir, par la suite, à vous en excuser ! J’ai honte de la manière dont vous traitez les informations ! Avec votre aide, mesdames et messieurs les journalistes, la thèse d’une vengeance personnelle est relayée ! […] S’il vous plaît, relisez ce que vous avez publié depuis quatre ans sur l’affaire Traoré. Combien de versions différentes sur l’arrestation de M. Adama Traoré sa famille nous a proposées depuis le début de l’affaire ? Les avez-vous comptées ? Combien de menaces de mort ont été portées à l’encontre de tous ceux qui ne disaient pas ce que la famille Traoré voulait entendre ? Les avez-vous comptées ? Combien de plaintes ont-elles été annoncées par la famille Traoré depuis juillet 2016 ? Les avez-vous comptées ? Combien de plaintes annoncées ont réellement été déposées ? […] L’important n’est pas que la plainte soit déposée ou qu’elle aboutisse, l’objectif est d’utiliser le magnifique espace médiatique que vous offrez à la famille Traoré ! Vous avez condamné les trois gendarmes, j’allais dire presque unanimement… Nous l’avons, hélas, bien compris. Regardez où nous en sommes aujourd’hui ! La violence dont font preuve les frères Traoré est indiscutable, mais dans une logique terrifiante de gommer et de niveler leurs “erreurs”, les actes commis sont appelés des broutilles, les condamnations du harcèlement et, dans un raccourci magnifique et une volonté amnésique de votre part, les frères Traoré sont présentés comme des prisonniers politiques. […] Avez-vous peur qu’on vous taxe de racisme parce que vous oseriez faire honnêtement votre travail ? Est-ce trop tard maintenant que vous vous êtes fait piéger pour oser dire la vérité ? Est-ce plus vendeur de condamner les gendarmes que de dire la vérité sur l’affaire Traoré ? (…)

Dans cette lettre, je remerciais les quelques artistes qui n’ont pas cédé à la facilité consistant à dénoncer les « violences policières » sans rien connaître au dossier. Car il y en a eu. J’ai aussi apprécié le coup de gueule du réalisateur Olivier Marchal contre les artistes « qui chient sur les flics ». J’ai aimé la « Lettre à un jeune Français prénommé Youssef » de l’entrepreneur Rafik Smati : « Tu imagines donc que le racisme, le rejet de ton origine ou de ta religion pourraient être l’explication de toutes les épreuves que tu traverses. Je crois sincèrement, mon cher Youssef, que tu te trompes. Bien sûr, il y a du racisme en France […]. Seulement, il est de mon devoir de te partager ce qui est pour moi aujourd’hui une certitude : la société française n’est pas raciste. Tu trouveras dans le monde peu de peuples aussi ouverts, tolérants, fraternels que le peuple français. » L’interview de l’ancien champion du monde de boxe thaï Patrice Quarteron a aussi été une bouffée d’oxygène. Il y dénonçait les attaques ahurissantes contre des policiers de banlieue « coupables » d’avoir utilisé leurs armes contre une voiture forçant un barrage à 120 km/h et conduite par un jeune sous cocaïne. Lui-même noir, il parlait sans détour du racisme antiblanc dans lequel il avait baigné étant jeune et refusait, courageusement, de s’associer au mouvement américain Black Lives Matter.
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