La jeune femme à la table voisine a agité son stylo comme elle aurait secoué un thermomètre et a jeté un coup d’œil affolé alentour, comme si elle avait 42°C.
« … sur le chemin, l’ours croise une vieille à vélo qui allait couper de l’herbe pour ses lapins avec une hotte sur le dos. Elle a eu une trouille bleue et elle est tombée du vélo. Tu imagines bien, elle avait jamais vu d’ours de sa vie ! L’ours, pareil, il avait jamais vu de vieille comme ça. Du coup la vieille a laissé sa hotte en plan, le vélo pareil, elle a relevé ses jupons sur sa tête et elle a pris les jambes à son cou. L’ours, dès qu’il a vu le vélo, il s’est jeté dessus. Il a enfilé la hotte, il a grimpé sur le vélo et il s’est mis à pédaler. Sauf que voilà, avant d’arriver à la clairière, il a rencontré le facteur à vélomoteur qui revenait justement de la maison forestière : il venait de remettre un télégramme qui était arrivé en retard de l’Allemand en question. Le postier a fait la culbute dans le fossé et il est tombé dans les pommes. Il avait jamais vu d’ours de toute sa vie, encore moins avec une hotte sur un vélo !
« …, le vrai théâtre, c’était quand le plombier tout cochonné se transformait devant son petit verre de liqueur aux herbes en souverain maculé de sang houspillé par son épouse, elle qui avait quitté la poissonnerie -u Vanhy- une heure plus tôt pour avoir le temps de rentrer se parfumer et brosser son léopard synthétique avant la répétition. Et puis, dans un nuage de parfum qui masquait l’odeur du poisson, elle traversait la salle et dépassait les cabinets pour atteindre la salle de répétition, monter sur des planches qui ne valent pas tripette et moi, je remplissais de pipi mon bidon de plastique blanc et j’inscrivais l’heure exacte de ma miction dans un petit cahier.
Ces petites scènes, ces coulisses, c’était çà le vrai théâtre pour nous… »
Depuis longtemps il a cessé de se demander ce qu’était le bonheur.
(…) Il y a beau temps qu’il n’admire plus l’Histoire, depuis qu’il sait que les trois mousquetaires étaient en fait quatre et que le nombre des apôtres ne devait pas être le bon non plus.
Il tire trois fois sur sa cigarette et comme il n’a personne à qui la passer, il se demande si la paix constitue seulement un intervalle entre deux guerres.
Mais il n’est pas cynique.
« Je ne sais pas. Je ne suis même pas sûr que j’irais me dénoncer si je tuais quelqu’un, à moins qu’elle m’en convainque », se dit monsieur Prague avant de s’arrêter devant le dernier des mots qui lui reviennent après une interruption de plusieurs années.
C’est le mot amour…
« Quel beau petit gars, ce petit Jindrich », que j’ai dit à son père mortellement effrayé, « un vrai ange tombé de ses langes ! », je me suis incliné vers la créature tombée à terre et je l’ai hissée jusqu’à la fenêtre. « Tenez, heureux papa ! »
Et depuis ce temps-là, Koukal, mon voisin, ne me parle plus, il ne répond même pas quand je le salue…
Entre-temps Jindrisek va à l’école, il est au cours élémentaire et il porte sur son dos ou bien dans les bras un cartable qui pèse bien cinq kilos de science. Mais c’est certainement inutile, vu que Jindrisek n’arrivera sûrement jamais à faire passer cette science de son cartable jusqu’à sa tête. Enfin, ce cartable sert quand même à quelque chose. Parce que j’ai bien l’impression que Jindrisek utilisera toute sa vie rien que ses bras et son dos, comme son père le déménageur, alors autant qu’il s’y mette tout de suite, qu’il se muscle. Tel père …