Voilà bien un livre indispensable, distingué de mon côté par la note maximale, dont l'attribution devrait être réservée car motivée de longues justifications, rendant à ces cinq étoiles leur valeur d'exception.
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Ici, elles viennent couronner davantage ce que représente ce livre, sa maison d'éditions et les lectures qu'ils vont entraîner, que son contenu lui-même ; fort intéressant, son propos s'identifie au manifeste d'un auteur dont la modernité (années 70) passait pour rétrograde, accompagnant les Meadows (« Les Limites à la Croissance »), Lewis Mumford (« Le mythe de la machine ») et quelques autres dans le dézingage de cette religion du progrès technique et de la croissance infinie…
Ce livre est davantage une collection d'intuitions de l'auteur qu'une réelle et potentiellement fastidieuse étude sur le sujet, laissant au lecteur le soin d'approfondir, ou plus sûrement de le vivre, le retour à un monde paysan semblant à présent la seule voie à suivre.
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Les éditions R&N (« du Rouge et du Noir ») semblent incarner ce mince espoir, celui d'un monde intellectuel résilient aux dangereuses idées de la post-modernité, et de l'atomisation des sociétés au profit d'individus désorientés, pensant poursuivre des idéaux d'émancipation et de progrès, sans jamais s'interroger sur leur volatilité, incapables d'incarner ce complexe débat entre nature et culture.
L'exceptionnelle qualité de leur ligne graphique est là pour renforcer leur assurance. Parmi les rares qui m'obligent à passer la porte du livre neuf.
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Les thèses de ce « poète-paysan-philosophe » sont assez simples à comprendre. L'agriculture paysanne, à échelle réduite et localisée, reste l'unique moyen à terme pour nourrir l'humanité. La modernité ayant un temps rendu ces activités dégradantes, promouvant une vie oisive et citadine comme idéal universel, l'Amérique comme insurpassable modèle.
Le périmètre du livre se limite d'ailleurs à son pays, bien qu'il n'y ait aucun soucis à extrapoler sur de plus grandes échelles, les USA servant depuis plus d'un siècle de laboratoire à la modernité.
La clarté, la consistance et l'honnêteté de sa pensée amènent rapidement à analyser ce qu'elle impliquerait comme conséquences dans l'organisation sociétale. C'est souvent sur ce point que d'autres penseurs « écologistes » s'affadissent, s'enlisant dans certains présupposés rousseauistes d'état de nature, ou d'une lecture naïve et tronquée de Levi-Strauss, lui-même n'ayant pas eu « l'envie » de boucler son raisonnement par ce qu'il impliquerait de désagréable, de « non-moral ».
Non, Wendell Berry, de par son pragmatisme et sa douceur d'approche, permet d'arriver à des constats que d'aucuns qualifieraient de « réactionnaires », alors qu'ils ne sont qu'expressions d'une forme expérimentée d'holistique — ne pas se méprendre sur ce terme ( il ne l'emploie d'ailleurs pas ), je l'introduis ici pour insister sur son approche la plus éloignée possible de toute doctrine — que certaines thèses plus récentes oublient trop souvent de développer, trop occupées à croitre sur les fines arêtes de postulats portant oeillères, apeurées par leurs contradictions, occultant qu'en les affrontant elles pourraient justement s'enrichir, et y perdre leur caractère radical, éternelles scories des idées soi-disant nouvelles.
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La terre des Hommes ayant besoin que nous prenions soin d'elle ( voir cette notion philosophique de « care » en anglais ), elle ne peut être une marchandise, un simple bien tarifé que l'on s'échange à volonté, faisant de nous au mieux des usufruitiers.
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Parfois, l'appel de Berry à une forme de créationnisme peut surprendre — bien qu'il le détache de tout dogme religieux — comme une forme d'humilité face à la Nature et ses mystères, comme l'existence des choses face au néant.
Son admiration pour les communautés Amish est encore à prendre du côté « système », et résonne drôlement pour nous autres victimes de la Macronie : que ce dernier oppose au soi-disant progrès, du haut de son monticule de gâchis, nous vendant la 5G comme une suite logique, indispensable, alors que de faire pousser une calorie alimentaire nous demande toujours plus d'énergie… venant principalement du fossile, et ne tardant pas à manquer, à se contracter…
Le « modèle Amish » que notre président tente de ridiculiser, pensant grossir le trait, est — quand on pose le problème du côté du « développement durable » ( le vrai, sans croissance, se renouvelant juste ce qu'il faut… ) — l'un des seuls exemples de résilience que l'Occident ait su produire, ayant détruit par simple contact les autres sociétés de type symbiotique, sans espoir de les voir se reconstituer, le confort moderne irrésistible pour tout être humain.
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Les pistes de réflexion sont légions, ce livre ne faisant que modestement les mettre en selle ; les deux préfaces et la postface, toutes de l'auteur, conséquences des ré-éditons successives depuis 1977, ne viennent qu'enfoncer le clou : son avant-gardisme rétrograde s'étant sans doute mué avec les années en une forme de sage prescience, un évident constat et d'étonnants postulats, questionnant en profondeur ce qui mérite d'être conservé, confirmant qu'une bascule idéologique entre les traditions de gauche et de droite est bien en train d'avoir lieu, mesurées à l'aune du Holisme et de l'Individualisme Méthodologique, ces deux grandes théories, en apparente opposition, fondatrices de la sociologie.
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Pour se convaincre et s'entretenir de la prévalence de sujets tels que l'érosion, la vie des sols, l'alternance des cultures et des prairies, etc., il faudra lire encore… et cet ouvrage y invite…
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Enfin, j'espère que bientôt vous aussi croiserez la route d'un livre de cet acabit, d'une lecture évidente et joyeuse, accompagnant votre chemin…
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Penser et agir à l'échelle du vivant regroupe huit essais écrits entre 1968 et 2011. Pour Wendell Berry, « nous sommes forcés de nous appréhender nous-mêmes comme créatures limitées dans un monde limité. » Nous avons dépassé le stade des constats. Il est temps et urgent d'agir à notre niveau, localement, en respectant la nature et en intégrant dans la mesure du possible les effets sur le monde.
Face au ravage écologique, nous sommes responsables, voire coupables. Vouloir toujours plus de profits et de rendement n'est pas tenable. Et la technologie et la science ne pourront solutionner tous les maux. Comme Henry David Thoreau, Wendell Berry envisage, si nécessaire, la désobéissance civile. Nous avons des contraintes à respecter, nous devons nous montrer moins égoïstes et agir maintenant même si nous aspirons à être libres. « Dérégler ou détruire l'environnement naturel est un acte de violence, non seulement contre la terre, mais également contre ceux qui en dépendent, nous-mêmes y compris. » En écho du constat d'Aurélien Barrau pour qui « Nous sommes devenu notre propre menace. le plus grand danger pour l'humanité est aujourd'hui l'humanité. »
Merci aux éditions Actes Sud et à Babelio pour cet envoi dans le cadre de l'opération Masse critique.
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Originaire d’une famille de fermiers, devenu poète, essayiste, romancier, universitaire, mais aussi agriculteur et grand défenseur de l’environnement, la personnalité de Wendell Berry est singulière et attachante. C’est au travers de Nul lieu n’est plus beau que le monde que j’aborde sa poésie, une anthologie qui regroupe des textes écrits de 1971 à 2011.
Avant de devenir en 1956 propriétaire d’une ferme et d’une exploitation agricole dans le Kentucky (dans le sud-est des États-Unis), d’être désigné bien plus tard comme le « Prophète de l’Amérique rurale » par le New-York Times, Wendell Berry était un homme des mégapoles et des grandes universités.
Son installation dans le Kentucky ne l’éloigne pas pour autant des préoccupations du monde. La vie à la campagne est pour lui le lieu où il va développer une profonde réflexion sur les dommages faits à la terre et sur la nécessité de restaurer l'équilibre de la nature. Cette réflexion va irriguer la plupart de ses écrits, jusqu’à sa poésie.
« La cloche appelle dans la ville (The bell calls in the town) -
La cloche appelle dans la ville
où nos ancêtres ont défriché la terre ombreuse
et fait descendre la lumière des hauteurs
pour illuminer les champs et les chemins battus.
Je l'entends mais je la comprends
différemment, et je m'enfonce dans les bois.
Je quitte les travaux et les fardeaux
pour entreprendre une histoire différente.
J'y dresse un inventaire
de merveilles et de biens non commerciaux.
Je gravis la pente du champ
que mon long travail a entretenu.
Projets, desseins non aboutis
me piègent, m'agrippant comme des ronces,
car il n'est nul repos ici
où sans cesse l'effort semble être réclamé,
et qui échoue pourtant; l'esprit
se lasse de la chair, car l'échec
et la lassitude sont inévitables
dans tout ce qu'un désir mortel a inspiré.
(… ) »
Attachée à une certaine tradition, la poésie de Wendell Berry s’inscrit dans le mouvement d’une écologie politique, dans un engagement de dénonciation de la rationalisation industrielle de l’agriculture, de son extension et des ravages faits à la terre. Mais la poésie de Berry ne s’arrête pas en chemin.
Sans être habitée par la nostalgie, par l’idée d’un passé idéalisé, l’écriture de Wendell Berry apparaît comme un manifeste en faveur de la nature, de toutes les formes de vie qui la composent, contenues dans le rythme des saisons.
Pour l’écrivain américain, la condamnation des dérives de l’exploitation des biens de la terre n’est rien si elle n’est pas accompagnée d’une réflexion profonde sur notre rapport à la terre, aux ressources qu’elle nous offre, mais aussi à son corollaire, la fraternité humaine :
« (…)
Écoute en privé, en silence, les voix qui s'élèvent
des pages des livres et de ton propre cœur.
Écoute, en te taisant, les voix qui appartiennent
aux rives des ruisseaux, aux arbres, aux champs ouverts au ciel.
Il est des chansons, des dictons qui sont de ce lieu
par lesquels il parle pour lui-même et pour nul autre.
Ainsi fonderas-tu ton espérance sur le sol que tu sens sous tes pieds.
Ton espérance dans le ciel, qu'elle repose sur le sol
sous tes pieds. Que t'illumine la lumière qui tombe
à foison sur lui après l'obscurité des nuits
et celle de notre ignorance et de notre folie.
Que l'illumine aussi la lumière qui est en toi,
la lumière de l'imaginaire. C'est par elle que tu vois
la ressemblance de ceux qui vivent en d'autres lieux
que le tien. Elle illumine sans cesse le besoin que tu as de prendre soin
d'autres personnes, d'autres créatures, dans d'autres lieux,
comme tu leur demanderais de prendre soin de toi et de ton lieu.
Nul lieu, enfin, n'est meilleur que le monde qui, lui-même,
n'est pas meilleur que ses lieux. Ceux-ci, enfin,
ne sont pas meilleurs que leurs habitants tant que leurs habitants
continuent d'y vivre. Quand ils rendent obscure
la lumière en eux, le monde s'obscurcit. »*
Sans recours à l’abstraction ou à l’émotivité, privilégiant plus le fond que la forme, l’écriture de Wendell Berry se veut une méditation sur notre époque, sur la vie quotidienne en milieu rural, sur toutes les activités liées à la terre, une prise de conscience capable de transfigurer toutes choses et notre rapport à la nature. Une voie de sagesse, de spiritualité, qui donne une épaisseur supplémentaire à une belle écriture que j’ai beaucoup aimée.
« N'élève pas la voix, poème (Poem, do not raise your voice)
N'élève pas la voix, poème.
Sois un murmure qui dit : « Là ! »
où le ruisseau se parle à lui-même
du profond rocher de la colline
jusqu'au bas de laquelle il s'est creusé sa voie
en ruisselant au-dessus d'eux. « Là! »
où perce le soleil et où le cardinal
flamboie soudain sur le rameau illuminé.
« Là ! » où la colombine aérienne
s'éclaire sur sa tige fragile.
Marche, poème. Regarde, et ne fais pas de bruit. »
(*) extrait du poème « il est dur de garder l’espérance » (It is hard to have hope )
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Wendell Berry reste peu connu à ce-jour en France ou ses oeuvres sont à peine traduites. Et pourtant, sa renommée en a fait le conseiller privilégié de Barack OBAMA en son temps, et ses idées commencent doucement à être reprise, à l'instar de THOREAU.
Cet ouvrage concentre huit essais d'inégale valeur, et se veut représentatif de l'évolution de sa pensée entre 1968 et 2011.
Le plus intéressant, à mon point de vue, est celui de 1968 qui pose les fondements de son engagement envers une écologie raisonnée, limitée et fortement engagée.
Il prend conscience, à cette période et en pleine contestation de la guerre du Vietnam, qu'il doit cependant prendre ses distances avec une foule véhiculant les mêmes idées que lui, à cause d'un comportement inadéquat à sa façon de voir les choses. Avant d'être le promoteur d'une idée, il faut la mettre en pratique dans sa propre vie. Cette hiérarchie de l'engagement peut surprendre, mais elle est révélatrice du caractère et de la personnalité de Berry. En effet, il s'est installé sur quelques arpents de coteaux, de bois, de berges près de Port-Royal dans le Kentucky ou il s'occupe d'un petit verger, de vignes et d'arbustes fruitiers, d'un potager et d'un pâturage, afin d'y travailler pour accroître la fertilité, la profusion et la pertinence de ce petit coin de terre. Cette action individuelle lui donne la preuve que l'homme peut vivre en harmonie avec la nature, de manière intelligente.
Cette intelligence, il la conçoit comme une primauté de la conscience morale qui nous impose l'obligation d'avoir des limites (notamment dans nos certitudes). Il fustige les hommes politiques qui nous gouvernent et qui se targuent d'être les seuls à détenir la vérité. Dans cet esprit, il précise que le droit de l'homme en tant qu'être humain n'est pas le résultat d'une faveur obtenue par un quelconque gouvernement, il est naturel et inné. Un pas vers la désobéissance civile de Thoreau…
Il souligne encore notre croyance erronée en la possibilité fantasmatique d'une croissance illimitée, en relation avec notre consumérisme.
Son combat est celui de la lutte contre le rendement, imposé par un monde des affaires qui a reçu un blanc-seing inédit, une procuration implicite des hommes pour nous fournir, entre autres, la totalité de nos denrées alimentaires.
Il explique avec justesse que nous ne faisons aucun cas de la nature des terres que nous cultivons et que la solution est de renouer avec « la nature du lieu » comme critère, le seul qui puisse nous assurer une productivité écologique et non dictée par le rendement.
Son combat est juste. Il est parfois déroutant quand il prône une certaine forme de protectionnisme, en dénonçant les effets néfastes du rendement, encore lui, pour nourrir les peuples africains qui se sont tournés vers une économie plus lucrative liée à l'exportation, sur la base des travaux d'Albert Schweitzer il y a soixante-dix ans (essai de 2000), ou quand il justifie son action par des références religieuses. Mais il est américain, jusqu'au plus profond de son âme, et l'étendue de son combat est à l'image des vastes contrées de son pays, avec ses qualités mais également ses défauts.
Ce recueil paru aux éditions Acte Sud nous aide à connaître les pensées d'un éminent écologiste, et c'est remarquable en soi.
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