Nous devenons méchants parce que nous aimons et que nous nous sentons blessés. Nous donnons un coup de griffe en pensant que cela va soulager ce que nous ressentons à l'intérieur.
Est-ce la lente diffusion de l'humidité marine algéroise, la gégène ou les sacs d'azote qui provoqueront l'arthrose qui te fera crier plus tard ? Est-ce qu'elle t'empêchera de courir avec tes petits-enfants nés de mariages mixtes ? Est-ce que la haine progressive à l'égard des dirigeants de ton pays d'origine pèsera plus lourd ? L'arthrose, c'est l'Histoire qui a incorporé le corps et qui le grignote. C'est un clou planté dans l'os, qui devient une idée fixe et qui rappelle au corps qu'il n'est plus totalement le maître à bord. Ça fige, ça craque, ça brûle sous les os mis à nu. C'est comme si la vie avait tassé l'organisme. Elle l'oblige à s'affaisser de quelques millimètres, os à os. C'est comme si l'Histoire en rajoutait une couche -- non seulement tu as souffert quand tu étais en train de porter ces sacs, mais tu continues de souffrir désormais que tu ne les portes plus.
Par quel miracle la complicité survient-elle dans un mariage arrangé ? Comment fait-on pour entrer, puis rester dans une vie qu'on ne souhaitait pas spontanément, une vie noyée dans les guerres, le poids des traditions et la boue de la vie ? Et par quel miracle supplémentaire aime-t-on les fruits de cette vie ? C'est à croire que le soleil au creux de nous peut survivre à tout.
Elle nous regardait et marmonnait d'un air songeur :
-- Ah, vous les jeunes... Quand même ce monde, et cette vie...
Les points de suspension se suspendaient à l'infini. C'était sa façon d'envoyer ses pensées vers le ciel, loin d'elle. Dans notre famille, il y avait tout un stock de points de suspension.